François Bayrou : « La France a perdu le sens de ce qui la faisait vivre »

Retrouvez le discours du Premier ministre lors de la cérémonie d'hommage aux 80 parlementaires qui refusèrent les pouvoirs constituants au gouvernement de Pétain et aux passagers du Massilia le 10 juillet 1940.

Seul le prononcé fait foi.

Monsieur le maire, cher Frédéric Aguilera, Monsieur le préfet, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, sénateurs et députés, Mesdames et Messieurs les élus, Monsieur le président du comité en l'honneur des 80 et des passagers du Massilia, cher Joseph Blethon, Mesdames et Messieurs les descendants, des 80 Parlementaires et des passagers du Massilia, Mesdames et Messieurs, et si vous permettez, chers amis,

Une magnifique succession de discours. J'espère que vous avez tous été, comme je l'ai été, pénétrés par la qualité de l'expression et de l'inspiration de celles et ceux qui se sont succédé à cette tribune, chacun avec un style dont la densité a fait sentir la solennité du moment dans lequel nous sommes. Et tous, nous avons en mémoire ce qu'étaient, en l'espace d'exactement deux mois, entre le 10 mai et le 10 juillet 1940, ce qu'a été l'effondrement de la France sur elle-même. C'est probablement l'épisode le plus dramatique, parce qu'il est le plus décourageant, que notre pays ait vécu. Dramatique non seulement par la défaite militaire, non seulement par le chaos politique, mais dramatique parce que la France a perdu le sens de ce qui la faisait vivre en ce jour d'il y a 85 ans.

L'héroïsme des troupes françaises, bien sûr, il y en a eu. Mais ce pays qui semblait si solide s'est d'un coup délité sous les coups de l'armée allemande. Il a sombré, je viens d'employer le mot, dans un chaos indescriptible, dans le désespoir universel et la panique qui se trouvaient dans tous les milieux et dans tous les lieux où se brisaient les vagues lancées par le tsunami, à partir du tsunami de la défaite. Huit à dix millions de Français ont pris le chemin de l'exode. Les Français stupéfaits, des familles entières poussant des charrettes surchargées ou s'enfuyant à pied, se mêlant aux voitures et aux camions dans d'immenses embouteillages dont nous avons tous les images à l'esprit ; embouteillages qui s'étirent à perte de vue, transformant les routes en rubans de misère humaine et offrant autant de cibles à l'aviation allemande. Les ressources, bien sûr, se sont faites rares. La faim, la soif redeviennent des compagnons constants. Les hôpitaux débordés ne peuvent plus faire face à l'afflux de blessés et de malades. On perd des enfants, on perd des vieillards. Et l'espoir semble avoir déserté le pays. 1,6 million de soldats sont prisonniers en Allemagne. La confusion est totale et chacun est tenté de se raccrocher à une figure d'autorité morale, et c'est Pétain, lui qui fut le vainqueur le plus vénéré de la Grande Guerre, qui apparaît alors comme la figure salutaire à laquelle tant de Français désespérés pensaient pouvoir se raccrocher.

Mais derrière Pétain, autour de lui, dans son entourage, alors naît ou se solidifie un autre projet. Et c'est le projet que Laval a décrit, à quelques sénateurs, après avoir énoncé un slogan que vous connaissez tous pour décrire les causes du drame : « L'esprit de jouissance, disait-il, l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. » Et à quelques sénateurs, je vais citer exactement, Laval annonce la couleur : « Le Parlement, dit-il, doit être dissous. La Constitution doit être réformée. Elle doit s'aligner sur les États autoritaires. L'institution de camp de travail doit être envisagée. » Écoutez bien la phrase qui suit : « Puisque la démocratie parlementaire a voulu engager le combat contre le nazisme et le fascisme, et qu'elle a perdu ce combat, elle doit disparaître. »

Vous voyez ce qu'est la subversion de la réflexion. La responsabilité, dans la bouche des idéologues du régime qui vient, elle se trouve chez ceux qui ont voulu combattre et pas chez ceux qui ont porté atteinte aux principes qui nous font vivre. Je reprends la citation : « Un régime nouveau, audacieux, autoritaire, social, national doit lui être substitué et ce sera sous le triple signe du travail, de la famille et de la patrie que nous devons aller vers l'ordre nouveau. »

Et le 10 juillet 1940, à cet endroit précisément, et vous avez vu tout à l'heure la photographie, les pleins pouvoirs vont être confiés au maréchal Pétain pour réviser la Constitution et pour que lui soit confié, je cite, « la plénitude du pouvoir gouvernemental et du pouvoir législatif. » Les Chambres sont ajournées. Ainsi, en quelques heures, meurt la République, non seulement en tant qu'ensemble institutionnel, mais en tant qu'ensemble de valeurs : démocratie, État de droit, liberté, égalité, fraternité, laïcité. Sous la conduite du maréchal Pétain, en ces heures sombres, la France s'est trahie elle-même. Et elle a trahi ceux qui avaient cru en elle. Elle a secondé et même devancé ce que le général de Gaulle a nommé « la folie criminelle de l’occupant ».

Et pourtant, à cet endroit précis, au pire moment, ils ont été 80 à s’opposer à cette dérive et à refuser les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Et à bord du Massilia, ils étaient 27 parlementaires de plus, déterminés à continuer la lutte depuis l’Afrique du Nord. Qui sont-ils ? Nous en avons vu les visages et lu la liste sur la plaque qui est à l’entrée. Une poignée, moins de 12 %, de députés et sénateurs de toutes sensibilités, personnalités de premier plan, et aussi beaucoup de députés assidus et discrets, des hommes conscients de leurs responsabilités, conscients des risques qu’ils prennent, et qui affrontent la peur et l’intimidation qui règnent dans cette salle du casino. Peur de la prison, peur de la déportation, peur du sacrifice.

Quelques heures avant le vote, Pierre Laval, s’approchant du député conservateur du Doubs, le marquis Léonel de Moustier, dont j’ai voulu que le petit-fils, Charles de Courson, m’accompagne à cet événement, le marquis Léonel de Moustier, propriétaire de plusieurs usines, entend Laval le menacer et lui indiquer qu’il serait désormais privé pour ses entreprises de commandes publiques. Et la réponse du député est cinglante : « Mes ouvriers, dit-il, mes ouvriers en pâtiront peut-être, et moi certainement. Est-ce une raison pour me déshonorer ? » Était-ce une raison pour nous déshonorer ?

Vincent Bady, qui s’apprête à monter à la tribune pour défendre une motion signée par 27 parlementaires s’opposant à l’établissement du pouvoir dictatorial qu’on leur propose, est violemment pris à partie par ses collègues, empêché de parler, et il n’y aura plus d’orateurs autorisés.

Permettez-moi, évoquant les 80, de signaler les trois parlementaires, mes concitoyens, du département qu’on appelait alors les Basses-Pyrénées et qu’on appelle aujourd’hui les Pyrénées-Atlantiques : Jean Mendiondou, radical, et deux démocrates-chrétiens, Maurice Delom-Sorbé et Auguste Champetier de Ribes. Monsieur le maire, vous avez tout à l’heure nommé ces deux courants, et d’autres – la SFIO était là, et d’autres, plus nationaux. Auguste Champetier de Ribes, juriste, sera, après la Libération, procureur au procès de Nuremberg. Il sera ensuite, alors qu’il était mourant, élu président du Conseil de la République, ancêtre du Sénat actuel, comme figure de rassemblement. Et je suis toujours saisi d’émotion car la salle où se réunit le groupe de l’Union centriste porte son nom.

Beaucoup d’entre eux rejoindront la Résistance, en France ou à Londres. Beaucoup deviendront, comme Champetier de Ribes, Vincent Auriol, André Philip, Édouard Froment, des piliers du renouveau démocratique de la Libération. D’autres seront traqués. Léon Blum, Édouard Daladier seront jugés pour avoir conduit la France à la « défaite ». Pierre Mendès France, Alex Wiltzer, Pierre Viénot, Jean Zay, Madame Mouchard-Zay… Jean Zay, coupable idéal parce qu’il est juif, franc-maçon, ministre du Front populaire, sera assassiné à Molles. Georges Mandel, Marx Dormoy, François Camel, Georges Béziers seront également assassinés. Dix d’entre eux seront déportés, cinq n’en reviendront pas : Claude Jordery, Augustin Malroux, Joseph-Paul Rambaud, Isidore Thivrier, Lionel de Moustier. Deux seront compagnons de la Libération, dont Lionel de Moustier.

Quelques années auparavant, lors des accords de Munich, un jeune enseignant qui deviendra président du Conseil national de la Résistance après Jean Moulin, écrit dans le journal L’Aube cette phrase dont je n’ai jamais perdu l’énoncé : « Lorsqu’il s’agit de dire non, le meilleur moment, c’est le premier. » Ces 80 hommes à Vichy, ces 27 hommes à bord du Massilia, dès le premier moment, ont dit non à Pétain et Laval, et leur ont dit « à la face de notre peuple, nous ne vous faisons pas confiance. » Ils étaient peu nombreux, trop peu nombreux, mais ils avaient raison.

J’ai été heureux de partager ce moment avec vous, à la mémoire et à l’intention de ceux qui ont eu ce geste, cette affirmation d’audace, n’oubliant pas qu’il est des moments où l’attachement aux convictions qui nous font vivre se résume en un mot tout simple : l’honneur. Cet honneur, c’est ce que nous honorons, 85 ans après, le vote et le refus de vote des 80, et le voyage des passagers du Massilia. Je vous remercie.

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