Sarah El Haïry : « C’est la fin de la loi du silence. Nous traquons les prédateurs en ligne et dans le monde réel »
Quelques jours après les révélations sur les ventes de poupées par des plateformes comme Shein, la Haute-commissaire à l’Enfance, Sarah El Haïry fait le point dans La Provence sur les procédures judiciaires et lance un appel à signaler et traquer les pédocriminels.
Avez-vous pu discuter avec les plateformes vendant en ligne les poupées à caractère pédopornographique ?
Des procédures judiciaires ont été lancées, il s’agit de ne pas interférer. Mais on prépare les réunions. C’est nous qui avons déclenché l’article 40 et saisi le procureur.
Mon obsession est de protéger les enfants. Donc d’engager la responsabilité de tous les maillons de la chaîne, de celui qui a conçu ces horreurs aux fabricants, aux intermédiaires que sont les plateformes de commerce, parce que tout cela tombe sous le coup de la loi.
C’est du même ressort que détenir ou acheter des images et vidéos pédopornographiques. On sait que 40% des personnes ayant consulté des contenus pédocriminels ont par la suite cherché à contacter un enfant.
Un acheteur a été interpellé dans les Bouches-du-Rhône, justement…
Il faut aller chercher ces acheteurs pour les inscrire sur des fichiers et vérifier qu’ils n’ont pas commis d’actions violentes après avoir fait des enquêtes sociales. S’assurer qu’ils ne se trouvent pas près d’écoles ou de lieux abritant des enfants.
Je veux qu’on systématise ces recherches dans le cadre des enquêtes pénales dès qu’on identifie un acheteur.
Ce n’était pas le cas jusqu’ici ?
On a de la chance dans notre malheur, c’est d’avoir des coordonnées fiables. Avant, les acheteurs se planquaient dans le darknet et ralentissaient notre traque. Là, ils ont mis leur identité et leur carte bancaire sur des sites visibles.
On peut les traquer dans le monde réel.
On sait que le nombre de signalements pour des contenus pédocriminels en ligne a augmenté de 6 000% entre 2012 et 2022, alimentant plus de 750 000 pédocriminels dans le monde. C’est pour lutter contre ça qu’on a rendu obligatoire, le 1er octobre, le certificat d’honorabilité pour ceux qui travaillent dans la protection de l’enfance. Seule la moitié du territoire servait de terrain d’expérimentation jusque-là. En l’étendant au 1er octobre 2025, on a trouvé 1 800 personnes qui avaient des antécédents les empêchant de travailler avec des enfants et qui travaillaient ou souhaitaient travailler auprès des enfants.
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L’affaire Shein permet de lever des voiles ?
Oui, on a des procédures en cours dans les lieux de protection de l’enfance. Toucher un enfant mettait mal à l’aise, restait tabou, on en parlait sous le manteau, d’autant que 70% des violences sont intrafamiliales… Elles touchent des personnes qui sont censées aimer leurs enfants.
Le silence doit être brisé. Il faut être au côté de ceux qui traquent. C’est la fin de la loi du silence.
Est-ce une boîte de Pandore des horreurs qui s’ouvre ?
On l’avait ouverte avec les professionnels. Là, les Français ont vu et beaucoup ne pensaient même pas à ces ignominies.
Ce qu’ils considèrent comme immonde sur des poupées, ils l’imaginent sur des enfants. La prise de conscience est majeure.
Je lance un appel aux Français pour signaler, créer une bulle pour les enfants. Si on était des millions à signaler des comportements, la traque serait plus puissante. L’idée est de mettre en joue ces criminels. On les épuisera par la justice, les enquêtes, les signalements et les condamnations.
Quitte à en faire une grande cause nationale ?
C’est le cas en réalité, parce que les enfants sont la priorité de chacun d’entre nous. Quand une fille revient de chez son oncle ou autre, avec un mutisme qu’on ne lui connaît pas, on ne doit pas vivre avec. On doit essayer de comprendre, d’écouter et de créer les conditions de la libération de la parole. Car silencier des abus peut créer des dizaines d’années de traumatismes psychologiques.
Il faut briser ces cercles vicieux et rompre le silence, pour protéger les victimes et condamner les auteurs.
Les moyens sont-ils suffisants ?
Cette fois, ce n’est pas une histoire d’argent. On peut renforcer les unités d’accueil pour les enfants en danger, les moyens judiciaires et ceux des éducateurs. Mais on est déjà dans l’après. Témoigner, c’est donner un bout de la clé qu’on a tous, en amont des violences. J’entends encore des médecins qui hésitent au nom du secret médical, des enseignants qui subissent des lourdeurs administratives, des grands-parents qui n’osent pas parler. C’est cela qu’il faut changer. Ne serait-ce que pour ne plus voir ces horreurs de poupées. Appelez le 119, signalez sur la plateforme Pharos. J’évoquais des procédures en cours. Ces procès seront des procès de la honte.
Peut-on renforcer l’arsenal juridique et technique ?
Le droit pénal existant permet la mise en cause des acheteurs, des vendeurs, des plateformes. L’existence des évaluations sociales permet d’aller rechercher au sein de la famille de l’auteur, s’il ne s’est pas rendu coupable d’autres faits auprès de mineurs.
Mais on pourrait aller plus loin en utilisant l’intelligence artificielle. Via, par exemple, la reconnaissance faciale pour comparer avec les fichiers existants. On doit imposer des contrôles aux plateformes pour qu’elles modèrent et traquent. Cela demande une évolution de la loi, mais on n’est pas impuissant. On peut engager la responsabilité pénale des détenteurs. Les sanctions, elles, vont jusqu’à sept ans de prison et 75 000 euros d’amende. Je veux qu’elles soient réellement appliquées, que les condamnations soient fermes.
Il y a aussi l’éthique. Peut-on sérieusement accepter, quand on est le BHV, qu’une plateforme comme Shein, prise dans les phares de la pédopornographie en ligne, ouvre sa boutique au nom de la liberté de commerce ?
Il y a quelque chose qui ne va pas.
Les entreprises ont des obligations morales. Travailler avec des gens qui se comportent comme dans le Far West dit quelque chose de vous.
Shein a retiré ses poupées, ce qui ne l’excuse de rien, mais d’autres plateformes comme AliExpress, Alibaba et Wish les vendent encore en ligne, ailleurs qu’en France. On doit pouvoir répondre aussi au niveau européen à ces Far West numériques qui existent chez nous aussi.
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