François Bayrou : « C'est de toutes les tyrannies que la France se déclare ennemie »

Retrouvez le discours de François Bayrou, Premier ministre et Président du Mouvement Démocrate, pour la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions à Brest.

Seul le prononcé fait foi.

Cher Jean-Marc Ayrault, Monsieur le maire de Brest, cher François Cuillandre, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, Monsieur le préfet, Mesdames et Messieurs les parlementaires, députés et sénateurs, Mesdames et Messieurs les représentants des associations, Mesdames et Messieurs. 

En voyant les deux visages évoqués dans cette statue face, cher François Cuillandre, à la plus belle rade du monde, on entend le vers de Baudelaire et on aurait aimé qu'il fût vrai au travers de toutes les époques. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Et pourtant, l'histoire que cette statue nous raconte, c'est celle de millions d'hommes, de garçons, d'adultes, de femmes et de jeunes filles, pour qui l'océan signifia la perte de leur liberté, de leur identité et leur réduction à l'esclavage. 

En ce 10 mai, journée nationale des mémoires de la traite de l'esclavage et de leurs abolitions, c'est à ces hommes, à ces enfants que nous rendons hommage, et spécialement à ces femmes qui ont porté le combat. Et en regardant, cher Max, cette magnifique œuvre, j'ai observé qu'il y avait deux visages. Un visage masculin, tournée vers l'océan, et un visage féminin tourné vers nous. Et nous leur rendons hommage ici, devant cette sculpture dont vous avez été, cher Max Relouzat, l'initiateur, et cher Marc Morvan - je ne sais pas si Marc Morvan est par là, il est là-bas. 

C'est cette sculpture qui nous invite à nous mettre à l'écoute de notre histoire. Je ne dis pas seulement l'histoire des esclaves et de ceux qui portent la responsabilité de leur sort si malheureux, mais notre histoire. C'est au milieu du XVIIe siècle que débuta la traite négrière. Au XVIIIe siècle, période à laquelle la traite prit son essor, écoutez bien le chiffre : 3 321 expéditions négrières partirent de nos côtes. Du port de Brest, sept navires. Et comme chacun sait, en évoquant ce commerce triangulaire, ils quittaient la France les cales pleines de textiles, de métaux, de vins et de liqueurs, qu'ils échangeaient en Afrique contre des milliers d'hommes et de femmes, entassés captifs sur les ponts inférieurs, et revenaient d'Amérique chargés de produits tropicaux, de sucre, de café et d'indigo. 

Une histoire terrible et monstrueuse, par ses dimensions comme par son objet. Environ 4 millions de femmes, d'hommes et d'enfants ont connu l'esclavage de 1625 à 1848 dans les colonies françaises. La moitié d'entre eux naît en Afrique, l'autre dans les colonies. 4 millions de femmes, d'hommes et d'enfants, comme le fixe désormais la loi, victimes d'un crime contre l'humanité. Depuis l'asservissement en Afrique, la capture, les violences, jusqu'à la plantation, en passant par le voyage à bord du négrier, violences et terreurs ont marqué corps et esprit de ses hommes, de ses femmes et de ses enfants. Plus d'un sur dix trouvait la mort pendant la traversée qui durait un ou trois mois. Beaucoup d'autres mouraient dans les deux premières années de leur présence sur ces territoires. Et ceux qui survivaient, survivaient littéralement, dans un contexte de promiscuité, d'insalubrité et de morbidité, qu'ils réussirent cependant à surmonter tant ils avaient de vitalité pour développer une culture originale, caractérisée par une langue originale, des croyances, des traditions, des rites festifs nouveaux. 

Les masques de cette sculpture nous appellent aujourd'hui au recueillement face à l'atrocité de la traite et de l'esclavage. Au recueillement. Mais nous devons conjurer tous nos concitoyens, non pas au silence. Car les esclaves ne se sont pas tus, ils ont dit « non ». Un non catégorique au système esclavagiste, à la privation de liberté des uns par les autres. À la voix des esclaves révoltées se sont jointes celles des « libres de couleur », ainsi qu'on nommait les affranchis et descendants d'affranchis, des blancs, des intellectuels engagés, des philanthropes décidés. Non dire tant de figures féminines, Claire en Guyane, Eva à la Réunion qui a été tout à l'heure évoquée par les jeunes élèves. Toutes deux figures féminines du marronnage au XVIIIe siècle qui fuirent l'oppression au risque de subir la torture, les mutilations et la mort. Non dire solitude en Guadeloupe et tant d'autres femmes dont l'histoire n'a pas toujours retenu le nom. Et les combats à Mayotte, à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy mais dont nous célébrons tout particulièrement les actes de résistance cette année. « Non », dit Toussaint Louverture à Saint-Domingue, en août 1791. « Non », dit Jean-Baptiste Belley, le premier député noir français qui encouragea le vote pour l'abolition de l'esclavage, le 4 février 1794. Pour ce non, tous deux, Toussaint Louverture et Jean-Baptiste Belley, furent déportés et débarqués, ici même, au port de Brest, après leur arrestation. Non au fait de mettre hors d'humanité des êtres humains, dit Félicité de La Mennais en 1840, reprenant à son tour le combat mené par Montesquieu, Olympe de Gouges, Jean-Pierre Brissot, l'abbé Grégoire, et poursuivi par Victor Schœlcher jusqu'à l'abolition définitive de l'esclavage par le gouvernement provisoire de la Troisième République le 27 avril 1848. 

Aucun d'entre eux ne s'est tu. Nous ne devons pas nous taire. Cette histoire de l'esclavage doit d'abord être connue par, comme le dit si justement l'historien Marc Bloch : « l'ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet dans le présent l'action même. Elle compromet donc la possibilité et l'espoir d'un avenir partagé. » 

Nous devons savoir, et pour savoir, nous devons nommer, chiffrer, analyser cette réalité. C'est, Jean-Marc Ayrault l'a rappelé, le travail des historiens, essentiel et complexe, car les esclaves ne nous ont pas laissé - à de rares exceptions près - des sources écrites. Ils sont nombreux aujourd'hui à continuer de faire avancer cette recherche sur les questions liées aux esclavages, aux traites et à leurs héritages. Selon le livre blanc remis le 30 avril, au ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, il y a 256 chercheurs qui aujourd'hui travaillent sur ces sujets et 67 doctorants qui préparent des thèses. Et aux mots des historiens doivent s'ajouter bien sûr les mots des professeurs qui ont la tâche immense de transmettre le savoir aux nouvelles générations pour que jamais nous n'oublions ce qui s'est passé. Et les mots des écrivains qui peuvent révolter, émouvoir, choquer. Aimé Césaire, que nous avons entendu tout à l'heure, se fait ainsi le porte-parole des millions de femmes, d'hommes et d'enfants. Et c'est ce que dit cette œuvre. Écoutez Césaire : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. »

La mémoire est faite de mots, mais elle s'incarne aussi dans l'espace et le temps à travers des lieux et des moments dédiés à la commémoration. Et c'est pourquoi je veux exprimer notre gratitude à la Fondation pour la mémoire de l'esclavage et à Jean-Marc Ayrault qui la préside, qui mène un travail en profondeur pour accompagner l'État et les collectivités durant les commémorations du temps des mémoires et qui trouvent des relais auprès des élus locaux comme ici à Brest auprès de vous, cher François Cuillandre. Ce à quoi travaillent aussi tous les militants associatifs, artistes, personnalités de la société civile qui s'engagent au sein d'associations comme « Mémoires des esclavages » à l'origine de ce lieu de souvenir qui nous rassemble aujourd'hui. Un label va être prochainement créé afin de rassembler tous ces lieux de mémoire de l'esclavage. Lieux de l'esclavage en tant que tels, principalement dans les Outre-Rhin, et les lieux évoquant les combats pour l'abolition partout sur le territoire, par exemple à Fessenheim, ville de la famille de Victor Schœlcher. D'autres lieux doivent encore voir le jour, comme le mémorial des victimes de l'esclavage au Trocadéro. Plusieurs expositions se tiendront l'an prochain à l'occasion des 25 ans de la loi du 10 mai 2001 portée par Christiane Taubira, qui a reconnu la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité. Elles associeront étroitement les territoires et permettront de donner à voir, à lire, à entendre cette histoire partout en France.

Je tiens enfin à dire un mot particulier sur Haïti, dont je salue l'ambassadeur, son Excellence, M. Louino Volcy. Cette année marque le bicentenaire de l'ordonnance de Charles X, qui reconnaissait l'indépendance de Haïti, tout en l'écrasant sous une très lourde indemnité financière. Le port de Brest vit débarquer de 1826 à 1843, ses chargements de pièces d'or tout à l'heure évoqués, envoyés par Haïti pour payer sa double dette, la double dette qu'on a osé lui imposer, l'indemnité proprement dite et le remboursement des intérêts et du capital emprunté pour la régler. Comme l'a annoncé le président de la République le 17 avril, une commission mixte franco-haïtienne composée d'historiens des deux nations aura pour mission d'examiner ce passé commun. Je me réjouis de cette initiative qui doit aussi nous permettre de bâtir ensemble un avenir solidaire. La France doit se tenir aux côtés de Haïti, particulièrement en ces temps difficiles où le peuple haïtien se trouve victime des agissements inhumains des gangs. J'adresse aujourd'hui à ce peuple martyr et fraternel un message de solidarité. Cette démarche engagée à Haïti illustre, je crois, le juste rapport que nous devons avoir avec notre passé. Un rapport lucide, fondé sur la vérité qui vise à resserrer les liens entre les vivants. Il s'agit, selon le mot d'Edouard Glissant, d'un processus de relation, lui qui écrivait dans son essai une nouvelle région du monde que, je le cite : « chacun de nous a besoin de la mémoire de l'autre, parce qu'il n'y va pas d'une vertu de compassion ni de charité, mais d'une lucidité nouvelle dans un processus de la relation ». 

Mesdames et Messieurs, que peuvent donc encore aujourd'hui nous dire ces masques ? Que nous devons nous garder de nous croiser les bras dans l'attitude de spectateurs, car il nous revient aujourd'hui de continuer à œuvrer pour que grandisse la liberté ici et dans le monde. Notre projet national, le projet national français, vient de loin, et la Révolution l'a gravé dans la sensibilité et la mémoire profondes du pays. Ce projet, on l'entend dès le premier couplet de la Marseillaise : « contre nous de la tyrannie, l'étendard sanglant est levé ». C'est de toutes les tyrannies que la France se déclare ennemie, et c'est d'ailleurs ce désir inextinguible de liberté qui fait de nous tous des Français, des citoyens du monde libre, de part et d'autre des océans. 

Je vous remercie. 

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