François Bayrou : « Aucun parent ne peut regarder ses enfants dans les yeux et leur dire : "Vous rembourserez ma dette." »

Retrouvez ci-dessous l'entretien accordé par François Bayrou à Paris Match.
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Propos recueillis par Florent Barraco et Florian Tardif
Paris Match : Sommes-nous en 1788, veille de la Révolution française, comme le dit Jean-Luc Mélenchon, ou en 1957, un an avant la fin de la IVe République, comme l'évoquent certains constitutionnalistes ?
François Bayrou : Nous sommes en 2025. Mais un jour, 2025 figurera sur cette liste des années charnières. Nous nous trouvons à un moment où la planète entière est prise dans un orage qui bouleverse tous nos repères : le réchauffement climatique, la remise en cause des règles qui régissent les relations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre de prédation de Poutine contre l'Ukraine, l'offensive industrielle et commerciale de la Chine, et Donald Trump, qui décide unilatéralement de taxer ses alliés. Tout d'un coup, l'univers est régi par la force. La force brutale ! Et dans notre pays, nous nous trouvons au terme de décennies de reports continus sur les générations suivantes des facilités que nous nous accordons. Depuis 1974, c'est-à-dire depuis plus d'un demi-siècle, il n'y a pas eu un seul budget en équilibre. Tous les ans, nous plongeons dans les déficits. Et tous les ans, ces déficits se traduisent par des emprunts. Cette dette, qui va la payer ? C'est très simple : ceux qui travaillent et les générations suivantes. Un grand économiste américain de l'université Harvard a déclaré hier : “Plus vous retarderez cette prise de conscience, plus l'effort sera terrible à supporter.” Il a évidemment raison.
Lors de son premier quinquennat, Emmanuel Macron a souhaité faire payer les “boomers” en ciblant la CSG [contribution sociale généralisée]. Il a très vite reculé…
Ce n'est pas exact. Les premières années du quinquennat, jusqu'en 2019, ont été consacrées au rééquilibrage. Puis est arrivé le Covid-19. La pandémie a provoqué un véritable tsunami, bloquant totalement l'économie mondiale. Il fallait sauver, coûte que coûte, les entreprises : du petit restaurant à la multinationale. La France a donc mobilisé d'immenses moyens, financés par l'emprunt. Ensuite, au moment où nous aurions pu souffler, il y a eu la guerre en Ukraine, l'explosion des prix de l'énergie et l'instabilité venue des États-Unis. Résultat : la dette s'est accrue. Ce n'est pas l'État qui a dépensé cet argent, ce sont les Français. Ces milliards ont servi à soutenir l'économie, les emplois et les familles, donc chacun d'entre nous.
Vous dites donc : « On a dépensé, vous avez dépensé, maintenant vous allez rembourser… »
Non. Je dis qu'il faut stopper cette fuite en avant. En 2020, le service de la dette – les seuls intérêts – coûtait 30 milliards à l'État. L'an dernier, c'était 60 milliards. Cette année, 67. L'an prochain, 75. Et la Cour des comptes annonce plus de 100 milliards en 2029. C'est de l'argent pris sur notre vie quotidienne, qui ne crée ni richesses nouvelles ni emplois nouveaux. Et 60 % partent à l'étranger. Il y a une brèche dans la coque du navire, l'eau entre à flots. Et ceux qui veulent colmater sont accusés d'être « méchants ». Mais regardez-les bien ! Ce sont eux les seuls et véritables défenseurs des Français. Sans une prise de conscience partagée, nous allons droit à l'accident.
Votre constat sur la dette est implacable, et nul ne le conteste. Mais les Français se disent : « Nous travaillons, nous cotisons, nous payons des impôts. Pourquoi, alors, nous demander de faire des efforts supplémentaires ? » Que leur répondez-vous ?
Ceux qui refusent des efforts modérés aujourd'hui subiront demain des efforts terribles. Cela fait vingt ans que j'alerte sur l'iceberg. Tout le monde détourne le regard parce que ce n'est pas populaire. Mais un capitaine ne détourne pas les yeux sous prétexte que l'iceberg n'est pas populaire. On peut encore agir maintenant. Sinon nous connaîtrons ce qu'ont vécu l'Espagne ou le Portugal, l'Italie ou la Grèce : réduction des pensions de retraite de 20 % à 30 %, baisse des salaires dans la fonction publique et coupes massives dans les effectifs. Nul besoin de préciser que ces décisions ont été prises par des dirigeants socialistes. Même en Grande-Bretagne, un gouvernement de droite est tombé en quarante-deux jours parce qu'il allait franchir la limite de l'endettement. Tout cela, ce ne sont pas des opinions, c'est la réalité.
En 1958, le général de Gaulle parlait d'efforts « rudes ». C'est ce qui nous attend ?
Ce sont des efforts supportables, si nous agissons maintenant. Travailler un peu plus – 1 % de plus –, ne pas augmenter les salaires publics et les retraites pendant une année – alors que l'inflation est très faible –, freiner les dépenses de santé… Tout cela représente 1 % à 2 % d'effort. Ce n'est pas l'austérité, mais la sauvegarde du pays. À condition que chacun contribue selon ses moyens.
« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes », écrivait Chateaubriand. On vous sent libéré depuis le 15 juillet et l'annonce de votre plan budgétaire, comme si vous saviez que vous n'aviez plus rien à perdre.
C'est le sens de ma vie. Je ne me suis pas engagé en politique pour que les choses soient faciles. J'aurais pu me soumettre à l'un des partis dominants de l'époque et « faire carrière », mais j'ai choisi de dire ce que je pensais et d'alerter face à la catastrophe. Et ce dès les années 1990. Je ne veux pas que cette situation nous amène à des affrontements de rue. Il y a des gens dont c'est le projet et qui manœuvrent pour en arriver là. Mais, à la fin, ce sont toujours les plus faibles qui trinquent.
Avez-vous pensé à votre famille, vos enfants, vos petits-enfants, en décidant d'évoquer cette « responsabilité intergénérationnelle » ?
Bien sûr. Ils savent combien cela m'importe. Mes enfants sont la prunelle de mes yeux. Je pense à eux chaque fois que l'orage gronde. C'est pour eux que je me bats. Beaucoup de jeunes m'ont écrit après ma déclaration sur les « boomers » : « Enfin quelqu'un parle de nous. » Car ils se sentent sacrifiés. Alléger leur fardeau commence par arrêter de l'alourdir. Or certains proposent encore d'augmenter la dette. Pour moi, c'est une non-assistance à génération en danger. Aucun parent ne peut regarder ses enfants dans les yeux et leur dire : « Vous rembourserez ma dette. » Je ne pense pas, comme d'autres, qu'il faut faire payer les retraités. Mais il est nécessaire que les retraités s'unissent à moi pour alléger la dette qui pèsera sur nos enfants. Il n'y a qu'un « boomer » qui pouvait déclarer ça. [Il rit.]
Qu'est-ce que l'expérience à Matignon vous a appris sur vous-même et sur la France ?
Sur moi-même ? Pas grand-chose. Très souvent, lorsque mes enfants me disent : « Quand même, c'est difficile ce que tu subis », je leur réponds : « Il y a une règle simple dans la vie. Si tu ne veux pas prendre de coups dans la gueule, ne deviens pas boxeur. » Et je me suis fait boxeur. Alors peut-être que je ne pouvais pas faire autrement. Je crois beaucoup au destin. Comme je crois que la vie a un sens, que nous ne sommes pas seuls. Nous portons avec nous les générations passées et les générations à venir. Les morts sont présents dans nos vies et les enfants à naître aussi. Nous sommes le prolongement de gens qui sont venus avant nous, de gens qui sont partis, qui nous ont quittés, avec des espoirs, des combats, des choses déchirantes. Et je crois que tout cela participe à notre aventure humaine.
Sentez-vous parfois la présence de vos prédécesseurs dans ce bureau ?
Non. Je ne suis pas hanté par l'histoire, mais par des visages, des destins. Le dernier de ma famille politique à avoir siégé ici était Pierre Pflimlin, en 1958. Et j'ai été son dernier collaborateur, lorsque j'avais 24 ans. La vie est pleine de coïncidences étonnantes. Je suis davantage hanté par des gens qui ont partagé des choses avec moi. Et je sais ce que mon père et ma mère auraient pensé de cette situation.
Et qu'auraient-ils pensé ?
Ils auraient estimé que c'est une bien lourde charge. Mais que si quelqu'un doit la porter, alors autant que ce soit moi. Car je viens de loin. Quand j'étais enfant, les routes de mon village, imaginez-vous, n'étaient pas goudronnées. Et je vous épargne les détails concernant le confort dans nos maisons. Quand on vient de loin, comme moi, on fait plus attention aux gens qui vivent au-delà du périphérique.
Vous venez de loin. Est-ce que vous pensez aller loin, plus loin ? Certains vous accusent d'orchestrer votre départ pour penser à la suite : la présidentielle.
Je ne me suis jamais comporté comme cela. Je ne suis pas un avare qui met des avantages de côté pour s'en servir après. Si nous ne faisons rien, la crise que nous affrontons va nous conduire à de graves accidents. Pas seulement économiques et financiers, mais aussi démocratiques. Si je montais des manœuvres pour spéculer sur l'avenir, je serais totalement stupide – et j'espère ne pas l'être.
Il y a trente ans, vous avez publié un livre : « Henri IV, le roi libre ». Dans l'introduction, vous écriviez ceci : “Rien n'est plus fascinant que le spectacle d'un homme en train de se faire et qui ignore le fin mot de sa propre histoire.” Vous ignorez le fin mot de votre propre histoire ?
Cela prouve que je n'écris pas si mal. [Il sourit.] Qui peut savoir comment cela finira ? Que ce soit en mal ou en bien ? Vous évoquiez 1957 au début de l'entretien. On pourrait remonter aux années 1930. La France de 1958 s'est redressée ; celle des années 1930 s'est effondrée. Alors est-ce qu'on met des souliers de marche pour aller sur la route ? Ou est-ce qu'on met des pantoufles en attendant la catastrophe ? Qui pourrait le faire à ma place ? Les grandes forces politiques, qui sont majoritaires et qui s'opposent à moi, disent : « Il n'y a pas de problème, il suffit de faire payer les immigrés, ou les riches, ou de s'endetter encore plus… ou encore de continuer à courir vers la falaise. » Le problème, c'est que je n'ai pas le choix. Et d'ailleurs, s'il y avait eu le choix, ce n'est pas moi qui serais là.
Votre livre sur Henri IV insistait sur son rôle de réconciliateur. C'est ce dont a besoin la France de 2025, qui est plus divisée que jamais et dont votre phrase sur les « boomers » a montré les querelles générationnelles.
Je suis un militant de la réconciliation. Mon livre commençait par ces mots [il récite de mémoire] : « Ce livre est dédié aux amoureux de la réconciliation. Il a été écrit pour eux dans les petits matins et les nuits avancées des deux pays, au pied des Pyrénées bleues et au bord de la Seine, où vécut Henri de Navarre et de France. » C'est ma vocation. Je passe ma vie à essayer, parfois en parlant, parfois en ne parlant pas, de faire que les liens ne se rompent pas. C'est pour cette raison que j'ai pris le risque d'engager la responsabilité de mon gouvernement. On allait tout droit vers des blocages, des manifestations, des affrontements. Pour moi, c'est inacceptable. D'habitude, les gouvernants s'accrochent. Ils font tout pour durer. Pas moi. Durer, si nous n'avons pas les moyens de faire quelque chose d'utile pour le pays, ça ne m'intéresse pas.