François Bayrou : « Quand on est maire, on est en première ligne »
En visite officielle à Saint-Rémy-de-Provence, le 13 juin 2025, pour les Assises des petites villes de France, notre Président et Premier ministre a réaffirmé le rôle central des maires, dans un contexte de transition pour les territoires ruraux.
Seul le prononcé fait foi.
François BAYROU
J'espère que vous me croirez si je vous dis que je suis très très heureux d'être avec vous pour nombre de raisons que je vais rappeler et une qui me fait particulièrement sourire.
Je suis très heureux d'être avec vous en raison des personnalités éminentes qui sont là, Madame la ministre Françoise GATEL, Monsieur le président Christophe BOUILLON pour lequel j'ai une considération particulière – j'avais même pensé : qui pourrait occuper d'autres fonctions dans la République récemment. Et donc… je m'étais même efforcé de mettre en œuvre ce projet. Et c'est lui qui n'a pas souhaité être investi ou s'investir de cette manière. J'en profite pour saluer Martin MALVY dont on m'a dit qu'il était là et que je suis très heureux de retrouver. Très heureux, Monsieur le préfet, de vous retrouver ici, Monsieur le président de région, et les Parlementaires qui sont là, et mes collègues maires, parce qu’il y a très longtemps, que dans la République, plusieurs décennies en tout cas, le Premier ministre, il y a très longtemps qu’il n'a pas choisi de demeurer maire en même temps.
Et ça a fait des polémiques, comme vous le savez. J'ai considéré qu'il y avait dans ce choix un message, qui est que l'exercice des responsabilités nationales ne peut pas être séparé de l'exercice des responsabilités locales. Comme vous savez, il y a un débat très important autour de ce sujet. Peut-être va-t-il rebondir dans les mois ou années qui viennent, mais j'ai trop fait l'expérience, et vous aussi, de ce que des décideurs nationaux pouvaient se trouver très vite déracinés. Et je crois exactement le contraire. Je crois au contact maintenu avec les réalités de la vie de tous les jours, avec la vie d'un territoire, avec la vie de nos concitoyens, des associations, des entreprises, le contact maintenu par force, parce que quand vous êtes maire, même en ne consacrant qu'une partie de votre temps à cette mairie, vous êtes obligé de suivre les difficultés, les enthousiasmes, mais aussi les difficultés de ceux qui vous ont confié ce mandat.
Et donc, je vous salue mes chères collègues et mes chers collègues avec respect, considération et amitié. J'aime particulièrement cette assemblée.
D'abord, je vais le dire parce que je considère qu'il s'agit de quelque chose comme la vie du pays, comme la trame du tissu national, avec les 26 millions d'habitants que Christophe BOUILLON évoquait à l'instant, et il avait raison. Et puis, je pense très souvent à vous, parce que Christophe BOUILLON rappelait que j'étais venu à Millau comme commissaire au plan il y a quelque deux ans, pour cette assemblée, et il m'est arrivé à Millau quelque chose de formidable et que je n'oublierai absolument jamais. Peut-être d'ailleurs la protagoniste est-elle encore là, je ne sais pas. Et à Millau, alors vous savez, la vie d'un responsable public qui a quelque notoriété, c'est de faire beaucoup de selfies. Et moi, je passe ma vie, depuis très longtemps, ayant parcouru les campagnes présidentielles, les vertes campagnes présidentielles, les oranges campagnes présidentielles, pour mon cas, avoir parcouru ces campagnes. Alors oui, il m'arrive très souvent de faire des selfies. Et l'histoire de ces selfies, c'est l'histoire de ma vie, parce que quand j'étais très jeune, il y avait des jeunes filles qui venaient me voir en disant : « est-ce que je peux faire un selfie parce que je vous adore ? » Et puis, le temps a passé, et un grand nombre de celles-là sont depuis venues me voir en disant : « est-ce que je peux faire un selfie parce que ma mère vous adore ? » Et puis... le temps a encore passé, et il y en a un certain nombre qui sont venus me voir en disant : « est-ce que je peux faire un selfie parce que ma grand-mère vous adore ? » Et à Millau, il y a deux ans précisément, il y a une jeune femme, peut-être est-elle là, qui est venue me voir en disant, et ça a été un moment très, très heureux de ma vie, elle m'a dit : « est-ce que je peux faire un selfie parce que ma fille vous adore ? » Et ce renversement du temps, ce tour de la roue de la vie a été, pour moi, délicieux. Alors, je suis très heureux d'être avec vous en évoquant ce souvenir-là, qui, pour moi, Millau, il y a deux ans, c'est cela.
Je vais m'efforcer de parler en vérité. Pas m'efforcer, je m'engage à parler en vérité et pour répondre en vérité à tout ce que vous avez dit. Je suis très content que vous défendiez dans la vie du pays la place éminente, et à mes yeux même prééminente, des petites villes qui font en effet le centre local de la vie de nos territoires, comme on dit. C'est un mot que je n'aime pas beaucoup, mais il faut bien l'utiliser, en tout cas, du terrain, des régions, des campagnes et des petites villes. Et vous avez bien raison de les défendre, parce que presque la moitié, 40 %, des habitants du pays sont représentés dans des collectivités comme les vôtres. Et il est juste et légitime qu'elles trouvent dans le débat national toute leur place.
Et vous êtes maire, c'est-à-dire que vous avez choisi, pour la plupart d'entre vous, d'être maire. Vous avez choisi de consacrer une partie de votre vie à la collectivité à laquelle vous appartenez. Et maire, c'est une responsabilité particulière. Vous vous souvenez de Jules CÉSAR qui, passant dans une campagne, disait à ceux qui l'entouraient : « vous voyez, je préférerais être premier dans ce village que le second à Rome » Alors, je ne vous invite pas à être Jules CÉSAR.
Mais il y a une chose que je sais, c'est que quand on est maire, on est en première ligne. Très souvent, l'État, les administrations, les collectivités locales ont une puissance d'organisation. Mais il n'y a qu'un responsable, une ou un responsable, c'est celui qui porte l'écharpe que Monsieur le Maire de Saint-Rémy-de-Provence a entre les mains et que je suis heureux de retrouver avec lui dans cette commune, en effet, Christophe BOUILLON l'a dit, si profondément marquée dans l'histoire culturelle de notre nation. Le maire est en première ligne.
Et ma conviction profonde, c'est que la société dans laquelle nous vivons manque de responsables. Très souvent, lorsque les problèmes se posent, on délègue. On dit, c'est tel responsable, telle administration que vous devez saisir. Et je trouve que ceci a délayé, dans la société française, non seulement le sentiment de la responsabilité, mais l'exercice de la responsabilité. Et Christophe BOUILLON a évoqué les normes, l'inflation de normes dans lesquelles nous vivons, mais je veux évoquer aussi l'inflation de déviation de responsabilité. J'ai une collaboratrice qui a un verbe très haut. Elle est béarnaise, elle est pyrénéenne. Philippe COY la connaît. Et elle a trouvé une définition pour cela. Elle appelle ce phénomène le « ce n'est pas moi qui s'en occupe ». Vous allez saisir quelqu'un, et on vous renvoie de téléphone en téléphone quand on a la chance d'avoir quelqu'un qui répond au bout du fil. On saisit une autre administration : « je ne manquerai pas de vous tenir informé. » Les seuls qui ne puissent pas faire ça, c'est les maires ou qui en tout cas se gardent de faire ça parce qu'ils savent que la dévolution de confiance qui a été faite par leurs concitoyens quand ils ont voté pour eux, cette dévolution de confiance-là, elle dit : « c'est à toi que je confie la responsabilité. » Toi, que je connais, que j'apprécie, à qui, en tout cas, je demanderai des comptes, et quand on est maire, on ne peut pas reporter sur d'autres la responsabilité. Et c'est quelque chose de tout à fait éminent pour l'évolution de la société dans laquelle nous vivons, qui est une société, je le crains, de déresponsabilisation, la plupart du temps. Et c'est vrai que c'est lourd.
Est-ce que je puis dire quelque chose qui va détonner ? Ne me le reprochez pas. On dit : les maires démissionnent en masse. 450 dans l'année, ça veut dire 1 % des maires de France. Et il y a beaucoup de responsabilités dans la société, dans les associations, dans les entreprises dans lesquels il y a plus de 1 % de démission. Moi, je crois que les maires sont, pour la plupart... Je vais me faire très mal voir. Je crois que les maires sont, pour la plupart, heureux de remplir la responsabilité qu'est la leur. La preuve, c'est que, majoritairement, ils se représentent, et vous allez voir que, cette année encore, vous allez rencontrer des personnalités qui vont vouloir se présenter contre vous. Vous les éviteriez si vous pouviez peut-être, moi aussi. Mais, il va y avoir des vocations. Et pardon de le dire, je lis partout dans tous les articles le contraire, mais il n'est pas vrai que dans la société française, les personnalités, ceux qui ont envie de s'affirmer, ceux qui ont envie de réaliser leur destin, il n'est pas vrai qu'ils fuient les responsabilités. Ils les recherchent et celle-là est une responsabilité d'humanité si profondément affirmée que nous sommes nombreux à être fiers d'exercer ce mandat. Est-il difficile ? Oui. Est-ce que les temps que nous vivons sont particulièrement éprouvants ? Oui, moins que d'autres.
Je suis né et j'habite toujours dans un village qui, en août 14, avait 300 habitants. Il y a 29 noms sur le monument aux morts. Et les historiens savent qu'il n'en était pas de même dans toutes les régions du pays, que le pourcentage des sacrifiés était plus grand dans les petites communes rurales qu'il ne l'était dans des unités urbaines plus exposées. Ça a d'ailleurs valu des révoltes. 29 noms sur le monument aux morts. Si vous enlevez les femmes, c'est-à-dire 160 sur 300, si vous enlevez les moins de 20 ans et les plus de 40 ans, alors vous vérifiez que le sacrifice du nombre de ceux qui ont été fauchés, équivalait presque à un sur trois des garçons. Sans compter les blessés, et plusieurs fois dans la même famille. Et je pense toujours au maire de l'époque, parce que c'est lui qui recevait le télégramme et c'est lui qui mettait sa cravate pour aller frapper à la porte ou au portail des familles. Et du plus loin qu'elles le voyaient, les mamans, les épouses, les filles comprenaient ce qu'elles allaient entendre. Ces maires-là ont été des héros exactement à l'exemple et à l'identique de ceux dont la vie était sacrifiée. Ils tenaient leur communauté, et on l'a bien vu pendant le Covid. Les maires tenaient la communauté à laquelle ils appartenaient. Ils ont résisté avec vous, Monsieur le préfet, raison pour laquelle je pense que les responsabilités des préfets doivent être augmentées, améliorées, mieux prises en compte, et c'est ce que nous allons faire dans les semaines qui viennent, en demandant aux préfets d'être les coordinateurs de toutes les actions de l'État, pour ne plus diluer la responsabilité. Les maires jouent ce rôle-là.
Il y a eu — pardon de le dire, parce que je prends le contrepied de la plupart des discours que nous entendons — il y a eu des époques où il était plus difficile d'être maire que ça ne l'est aujourd'hui. C'est exigeant. C'est essentiel. On épanouit sa vie dans la responsabilité. Mais il y a des moments dans lesquels, même dans les difficultés du dernier mandat, qui, comme Christophe BOUILLON le rappelait, ont été nombreuses, ces difficultés : le Covid, avant ça, les Gilets jaunes, puis le Covid, puis la guerre en Ukraine avec l'explosion de l'inflation, puis tout ce que nous avons connu ces derniers temps et que nous connaissons encore. Je n'oublie pas qu'il y a, en ce moment-même, entre Israël et l'Iran, des lieux dans le monde où se développent des risques dont nous savons tous la portée, qui vont impacter notre vie de tous les jours, comme l'Ukraine a impacté notre vie de tous les jours. Et plus largement encore, c'est un basculement du monde. On était dans un ordre du monde dans lequel c'était la loi reconnue par tous, qui organisait le présent et l'avenir. Et puis, quand l'armée de POUTINE s'est jetée sur l'Ukraine, à ce moment-là, quelque chose d'autre s'est passé, ça n'était plus la force de la loi, c'était la loi de la force. Et depuis, partout dans l'univers, et hélas aussi du côté des États-Unis d'Amérique depuis la dernière élection, quelque chose s'est développé qui est d'une remise en cause des principes qui étaient les nôtres, y compris entre alliés. Alors, nous nous souviendrons de cette époque.
Moi, je crois que c'est par les maires que la société tient. Et c'est pourquoi, Françoise GATEL, il est si important que nous ayons inscrit le statut de l'élu, dans toutes les dimensions que le texte a développées. Et il y en a une que Christophe BOUILLON a évoquée et que je veux reprendre devant vous, c'est la validation des acquis, parce qu'on entre dans un mandat, quel qu'il soit, mais il serait catastrophique que ce mandat soit, pour l'avenir de celui ou celle qui l'exerce, un handicap. Il faut, au contraire, que ce soit un avantage, un avantage amélioré pour les indemnités, les plus petites, un avantage amélioré pour la retraite, et un avantage amélioré quand on sort du mandat par une validation des acquis. Et cela est vrai pour les parlementaires aussi, mes chers collègues parlementaires qui êtes là. Je pense que de ce point de vue-là, on n'a pas préparé l'avenir suffisamment en donnant toute sa part à la responsabilité. La responsabilité, ça veut dire aussi qu'on ne laisse pas perpétuellement se complexifier le monde, qu'on est capable d'affronter cette espèce de « marée montante de normes », d'obligations perpétuelles à laquelle nous sommes confrontés.
On est en train d'étudier un texte sur la simplification, mais je pense qu'il faut aller encore plus loin qu'on ne le fait. Je vais demander à tous ceux qui, dans la société française, sont l'objet de la « marée montante des normes », ceux qui, à la base, doivent les affronter, je vais leur demander d'être en première ligne dans la clarification, la simplification. Et les maires aussi. Je vais demander aux foyers, je vais demander aux associations, je vais demander aux entreprises de se placer en face des administrations, et il faut bien le dire aussi, des élus, comme exigeant de comprendre pourquoi nous avons augmenté de 1 000 pages le code de l'urbanisme et pourquoi nous avons augmenté de 1 000 pages le code du travail. J'avais, dans une émission, autrefois, qui avait fait un peu de bruit, j'étais venu avec le code du travail français, qui pesait déjà un kilo, et le code du travail suisse, qui faisait 100 pages. Et en Suisse, il n'y a pas de chômage — comme vous savez, ce n'est pas la seule raison — mais en tout cas, on arrive très bien à vivre. Eh bien, depuis cette émission, qui avait fait un peu de bruit, le code du travail français a pris 1 000 pages. Il pesait 1,5 kg, il pèse maintenant 2,5 kg. Il y a quelque chose qui ne va pas dans tout ça, et il faut donc demander à ceux qui sont les victimes, j'allais dire, en tout cas, à ceux qui sont obligés d'affronter ces difficultés, de demander des explications à ceux qui multiplient ces obligations. Et je suis tout à fait d'accord pour reprendre l'idée que Christophe BOUILLON a exprimée à cette tribune, ce qu'il a appelé l'article 40. L'article 40, comme vous savez, ce n'est pas l'article 40 qui fait qu'on signale des délits ou des crimes, mais c'est l'article 40 qui fait que, normalement, dans une Assemblée parlementaire, si vous proposez une dépense vous devez proposer une recette et si on propose une nouvelle norme il faut proposer la capacité de répondre à cette norme, et je reprends cette idée que je trouve juste et intéressante. Et donc, on ne va pas être d'accord sur tout, mais je voulais manifester mon assentiment, mon acquiescement à l'idée que Christophe BOUILLON a expliquée.
Maintenant, je voudrais vous raconter non pas une anecdote de ma vie, mais ma vie comme elle est aujourd'hui, tous les jours. Vous allez peut-être y reconnaître une partie du discours de Christophe BOUILLON et une partie du discours de Loïc HERVÉ. Et donc, ma vie, c'est celle-ci : Christophe BOUILLON a très amicalement rappelé que depuis 20 ans, j'ai vu venir le mur de la dette. J'ai essayé, vainement, d'alerter les décideurs. J'en ai même fait un sujet de campagne électorale présidentielle, ce qui était, je l'avoue, une folie. Mais je sentais l'addiction de la société française au déficit. Ce n'est pas grave, les déficits. Un jour, ça s'arrangera. Et à la dette : pas grave, la dette ! Beaucoup de nos concitoyens pensaient qu'on ne doit jamais la rembourser, pensent encore aujourd'hui qu'on ne doit jamais la rembourser.
Mes chers collègues, nous sommes devant un danger mortel pour la nation. Nous sommes devant un danger, demandez à vos collègues grecs ce qu'ils ont vécu. Laisser s'accroître la dette du pays, c'est placer ce pays en situation de surendettement. Et chacun d'entre vous, même rempli de doutes sur cette affirmation sur le pays, en pensant que ça s'arrangerait toujours, chacun d'entre vous sait ce que les foyers de vos concitoyens ou les entreprises de vos concitoyens vivent quand ils sont en situation de surendettement. Ça n'est pas différent de la situation que notre pays rencontre. Il faut que vous ayez un chiffre en tête, deux chiffres en tête : l'accumulation des déficits, qui se traduit par l'augmentation de la dette, représente 3 300 milliards d'euros. Et ça a une signification extrêmement simple. La charge de la dette, ce qu'il faut rembourser tous les ans pour payer les intérêts et continuer à emprunter pour qu'on puisse faire face à ces obligations, la charge de la dette, va représenter, si nous ne sommes pas capables de prendre conscience, va représenter en 2029 100 milliards d'euros. C'est-à-dire, si l'on exclut les retraites, plus que l'addition du budget de l'Éducation nationale et des Armées, pour payer les intérêts de la dette. Et ça va continuer à croître jusqu'au moment... Oh, ça ne croîtra pas longtemps, parce que les agences de notation, qui portent à intervalles réguliers, tous les trimestres ou tous les deux mois, un jugement sur la situation réelle de chaque pays au vu des finances publiques, les agences de notation interviennent. Quand elles interviennent, les taux d'intérêt augmentent. Si elles baissent la note, les taux d'intérêt augmentent. Et si les taux d'intérêt augmentent, alors, qui sont les victimes ? C'est vous et ceux qui vous ont élus. Parce que vous ne pouvez plus emprunter pour acheter une voiture, vous ne pouvez plus emprunter pour construire une maison, vous ne pouvez plus emprunter pour un appartement, et vous vous trouvez surchargé d'impôts et de taxes. Tout ça est intimement lié. Alors, on peut choisir la politique du déni ; en effet, on peut. Mais ce déni-là, je demande à être démenti si quelqu'un pense le contraire, ce déni-là, il conduit avec certitude à l'accident pour le pays.
Ce n'est pas agréable à dire, ça fait 20 ans que j'essaie, d'allumer tous les feux orange et tous les clignotants orange pour que cette réalité-là devienne une réalité que la nation prendrait en charge. Depuis qu'on a commencé la communication, il y a deux mois, Françoise, sur ce sujet, la préoccupation des Français sur ce point a augmenté de près de 30 %. Je considère que c'est un très grand succès ou un début de succès. Mais le seul point sur lequel, pour l'instant, ça n'ait pas progressé, les Français pensent qu'il y a un problème, pensent qu'il faut agir rapidement, mais pas beaucoup d'entre eux ne pensent qu'ils doivent participer à cet effort. Or, il est inéluctable, impossible, qu'il en soit autrement. Et je commence ainsi, comme vous le voyez, à répondre aux injonctions que Loïc HERVÉ a brillamment lues et que Christophe BOUILLON a brillamment exprimées, et que tous, vous avez exprimées. Ma vie, ayant essayé de planter ce décor dans l'esprit des Français depuis 20 ans, ma vie, c'est celle-ci. Je suis assis à mon bureau — j'ai fait le sketch à Françoise récemment — je suis assis à mon bureau, une table transparente de verre, et chacun de mes interlocuteurs, les ministres du Gouvernement, les directeurs d'administration centrale, les présidents d'associations, les élus locaux, les présidents de régions qui veulent faire réaliser des autoroutes pour les Jeux olympiques, tous ceux-là viennent me voir et disent, selon le degré d'intimité qui est le nôtre, soit Monsieur le Premier ministre, soit François, tu as vraiment raison de t'attaquer aux finances publiques. Franchement, nous comprenons, nous partageons. C'est très important, mais — et c'est ici que commence le moment crucial de l'histoire — mais... moi, qui je suis ministre de la Recherche, évidemment, ce n'est pas dans la recherche qu'on peut faire... Au contraire, il nous faut des moyens supplémentaires. Moi, qui je suis ministre de la Justice, tu te rends bien compte de l'état de la société dans lequel nous sommes. On ne peut pas faire des économies sur la justice. Moi, qui suis ministre au pluriel de l'Éducation, de l'Enseignement supérieur, sachant qui tu es, toi, avec ton histoire, avec l'éducation, ce n'est pas sur ce sujet qu'on peut faire des économies. Moi, qui suis ministre de l'Intérieur, monsieur le préfet, bien sûr, il faut faire des économies, mais chez nous, il nous faut des postes supplémentaires et des crédits supplémentaires. Il n'est pas jusqu'aux grandes organisations de l'État chargées de veiller à l'équilibre des finances publiques, que naît le même discours et les mêmes revendications. Et les élus aussi, les collectivités aussi. L'idée est qu'il faut que tu fasses des économies partout, mais pas chez nous.
Cette idée-là, qui a été brillamment illustrée ce matin — je ne cherche pas une confrontation, je vous ai expliqué pourquoi, immensément amicale. Alors, je donne raison aux collectivités locales, aux maires, dont je suis sur un point, c'est que c'est les collectivités locales qui assument l'investissement du pays. L'État n'investit pas ou trop peu. Je serais trop heureux qu'on ait emprunté pour investir. Mais ce n'est pas ce qu'on a fait. On a emprunté pour le fonctionnement. Les élus locaux ont une immense qualité, ils ont compris qu'il y avait deux colonnes dans le budget, fonctionnement d'un côté, investissement de l'autre. Si je pouvais faire des confidences à voix basse, je dirais, je ne suis pas sûr que tous les ministres du Gouvernement aient compris qu'il y avait fonctionnement d'un côté et investissement de l'autre. Parce que depuis 50 ans qu'on a laissé le fonctionnement absorber la totalité des moyens qu'on aurait dû concentrer sur l'investissement, c'est la preuve qu'ils n'avaient pas compris que là était la question. Emprunter pour construire une université, un hôpital, une voie de chemin de fer, c'est normal, puisque ça va être utilisé par des générations dans des décennies. Emprunter, cher Jean JOUZEL, pour l'investissement destiné à diminuer les émissions de gaz à effet de serre ou à se préparer aux changements climatiques, c'est normal, ça va être utilisé. Mais ce n'est pas ce qu'on a fait.
On a emprunté pour les dépenses courantes. On a emprunté pour les retraites. Et je me suis battu vraiment beaucoup sur ce sujet. J'ai essayé de convaincre le COR que ces analyses dans la période précédente n'étaient pas absolument, à mes yeux, fondées. Eux qui prétendaient que le système de retraite était à l'équilibre. Et je suis très heureux que le COR, cette semaine, ait changé son point de vue. Et on va avoir cette grande question des retraites devant nous. J'ai voulu que les partenaires sociaux en soient saisis. Et je crois toujours qu'il y a un chemin. On s'en est servi pour la Sécurité sociale, pour nos dépenses de Sécurité sociale, pour nos dépenses quotidiennes de santé, et c'est d'une absolue immoralité, parce que à qui va-t-on faire payer tout ça ? À deux catégories, les générations qui sont au travail et les générations qui seront au travail. Nous sommes ces irresponsables qui surchargeons le sac à dos de nos enfants pour qu'ils viennent assumer les dettes que nous avons contractées nous-mêmes pour le fonctionnement de notre vie de tous les jours.
Si je suis Premier ministre, à la tête de ce Gouvernement, sachant, puisque je l'ai répété depuis des décennies, quelle est la situation dans laquelle on se trouve et vers quelle situation on va, vers quelle impasse on va, vers quel abandon des générations qui viennent, nous allons, tous ensemble, par insouciance. Si je ne fais rien, est-ce que je suis digne d'être un citoyen ? Est-ce que je suis digne d'être un maire ? Ma réponse est que, quelle que soit la difficulté des temps, nous sommes, comme citoyens et comme élus, en devoir de faire face à ce que nous voyons. PÉGUY disait : « Il y a deux sortes de courage. Il y a le courage de dire ce qu'on voit, mais il y a un courage plus grand encore. C'est le courage de voir ce qu'on voit. » Et ma conviction profonde est que l'enjeu des mois qui viennent, des semaines qui viennent, c'est que les Français, tous ensemble, comme citoyens, comme opinion publique, soient capables de dire : « voilà l'iceberg qui vient devant notre navire ». Et nous allons y faire face courageusement, en étant justes. C'est un combat qui n'est pas simple ; en étant clairvoyant sur la différence de responsabilité. Je ne dis pas que l'État et les collectivités locales aient la même responsabilité. Je n'ai jamais prétendu que les collectivités locales que vous êtes, contrairement à ce que disent un certain nombre d'autorités dans l'État, en particulier du côté de Bercy, régulièrement, généralement, qui disent que les collectivités locales sont les principaux responsables. J'ai souvent entendu cette affirmation, et Françoise GATEL aussi. Moi, je ne dis pas ça, mais je dis que, mes chers collègues, tout le monde va devoir participer à cet effort, parce que si tout le monde n'y participe pas, alors nous échouerons. Et si nous échouerons, ce n'est pas nous qui le paierons, c'est ceux qui viennent. Moi, je ne laisse pas cette responsabilité sans y faire face.
Et donc, je suis en situation de responsabilité. Et je ne dis pas : « ce n'est pas moi qui m'en occupe ». Je dis : « oui, c'est notre génération qui s'en occupe. » Elle doit s'en occuper pour le changement climatique, mais elle doit s'en occuper aussi, en question de durabilité, sur notre patrimoine commun, sur ce que nous allons construire, ce que nous allons laisser et sur le meilleur usage de l'argent public. J'ai essayé de dire aussi franchement que possible ce qu'il en était, ce qu'il en était du rôle central qu'est le vôtre, comme élus de ces pôles nécessaires, indispensables pour le tissu du pays. Heureusement que vous existez, à la fois comme petite ville et comme maires de petite ville. C'est infiniment précieux. On va tout faire pour améliorer la situation des responsables élus. On va tout faire pour que la marée montante des obligations et des interdictions qu'on vous fait ne l'emporte pas. On va tout faire pour que vous ayez des interlocuteurs responsables, que seront les préfets. On va réarmer l'État local, mais on va faire face à nos responsabilités. Et je suis persuadé qu'aucun des Français qui nous écouteront dans les semaines qui viennent, s'ils mesurent la gravité du risque et le fait que j'affirme à cette tribune que personne ne pourra éluder la question de ce risque. Personne. Ni ce Gouvernement, ni les gouvernements qui viendront après, parce qu'il y a toujours des gouvernements qui viennent après, à un rythme de plus en plus soutenu, Enfin, nous, on arrive à 6 mois, là, aujourd'hui, c'est déjà pas si mal. Il n'y avait pas grand monde qui le croyait.
J'ai commencé mon discours de politique générale à l'Assemblée en disant qu'il y avait un sondage qui était sorti le matin qui disait qu'il y avait 14 % de Français qui pensaient qu'on allait passer le mois. Il y en avait donc 86 % qui ne le pensaient pas et j'ai dit ce que j'imaginais, c'est que j'aimerais bien savoir d'où ils tenaient ces 14 %-là, leur optimisme. Parce que moi, je voyais plus d'obstacles, j'avais parlé de l'Himalaya. Et je finis sur l'idée sur laquelle Christophe BOUILLON a fini. Ce que nous avons devant nous paraît infranchissable. Rationnellement infranchissable. Si vous prenez les sondages, la connaissance que nous avons des dynamiques d'opinion publique, le sentiment que tout le monde veut des efforts, mais c'est les efforts du voisin plutôt que les siens. Ce que les Anglais ont nommé « NIMBY », « Not in my backyard, Pas dans mon jardin ». Je veux bien des usines, mais pas chez moi. Je veux bien des routes, mais pas chez moi. Je veux bien des efforts, mais pas chez moi. Donc, rationnellement, ce n'est pas possible. Mais c'est parce que ça n'est pas possible que nous sommes là. Et c'est parce que ce n'est pas possible, je le crois, qu'encorder ensemble, encorder les uns avec les autres, les uns sécurisant les autres et les uns comprenant les autres, c'est pour ça que nous allons y arriver. En tout cas, c'est ce que je crois de toutes mes fibres.
Merci de m'avoir accueilli.
[Applaudissements]