"L'action publique, un vaste réseau au sein duquel il faut rationaliser"
Dans une interview à Acteurs publics, Alain Lambert observe que le pilotage des politiques publiques pourrait être davantage déconcentré et suggère le principe du "prescripteur-payeur".
Acteurs publics - La mission que vous a confiée François Hollande vise à moderniser l’action publique et à s’attaquer au niveau “sans précédent” atteint par la dépense publique. Vous devrez donc traquer les économies possibles ?
Alain Lambert - La dépense publique atteint le niveau inédit de 56 % de la richesse nationale. La lettre de mission du président de la République est très claire : le niveau de dépense publique dégrade nos comptes, freine la compétitivité et met en cause la préservation du modèle français de service public.
Il faut donc la réduire…
En tout cas la stabiliser en valeur. C’est-à-dire ne pas dépenser davantage d’une année sur l’autre. Si l’on considère que la dépense publique s’élève à 1 200 milliards d’euros et si l’on applique un taux de 2 % d’inflation, qui est le taux tendanciel que les administrations estiment “normal”, cela signifie qu’il faut dégager 24 milliards d’euros par an pour maintenir la dépense publique à un niveau identique l’année suivante.
Beaucoup de rapports ont déjà été publiés en matière de lutte contre les dépenses publiques. Quelle sera votre plus-value ?
Vous avez raison de souligner que c’est une mission qui intervient après de nombreuses publications sur le sujet. Nous sommes partis dans l’idée, avec Martin Malvy, que nous ferions nôtres les rapports antérieurs. Il ne s’agit surtout pas de faire du copier-coller mais de traiter différemment les informations déjà rassemblées. Notre mission vise à étudier en priorité les politiques qui sont partagées entre les trois sous-secteurs de l’action publique, c’est-à-dire l’État, la protection sociale et les collectivités locales.
Ces politiques sont-elles nombreuses ?
Elles touchent en effet de nombreux secteurs. En tant que président du conseil général de l’Orne, je pense aux dépenses liées au handicap, à l’autonomie ou au RSA. Si j’étais président de région, j’évoquerais les transports ou la formation professionnelle. Ces politiques sont du ressort de l’État, des partenaires sociaux et des collectivités territoriales. Vous ne trouverez pas – ou alors cela nous rendrait service ! – un seul rapport qui examine ces politiques publiques en précisant quelle est la part prise par chaque sous-secteur de l’action publique en termes de prise de décision, de gestion et de paiement.
Quel montant ces politiques partagées représentent-elles ?
Sur les 1 200 milliards d’euros de dépenses publiques, on peut considérer que 800 milliards d’euros couvrent des politiques sur lesquelles interviennent plusieurs acteurs publics. Il serait très intéressant de détailler qui gouverne, qui gère et qui paye quoi sur ces politiques. Probablement faudra-t-il à la fin suggérer de poser un grand principe, celui du “prescripteur payeur”.
Qu’allez-vous examiner en priorité ?
Il faut se pencher sur la gouvernance, le pilotage et la charge financière. En matière de gouvernance, c’est-à-dire qui gouverne la politique publique, ce ne peut être que l’État. Nous vivons dans un pays centralisé dans lequel on n’imagine pas que les politiques publiques seraient différentes d’un point à l’autre du territoire. Le pilotage, principalement aux mains des administrations centrales, pourrait en revanche être beaucoup plus déconcentré. Quant au paiement, l’État ne va pas pouvoir continuer à prescrire sur des compétences qu’il a transférées à 100 % aux collectivités.
L’État prescrit, mais les collectivités payent, avec des compensations insuffisantes…
C’est d’autant plus absurde que des transferts fiscaux ont été consentis sans corrélation avec la nature de la dépense. Je ne vois pas bien le rapport entre les dépenses liées au vieillissement et la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP). Certaines collectivités ne veulent pas remettre en cause leur autonomie financière. Mais de quelle autonomie parle-t-on quand la dépense est décidée par l’État ?
La gouvernance de la Sécurité sociale est assurée par les partenaires sociaux mais ses finances sont votées par les parlementaires. Ne faudrait-il pas étatiser la “Sécu” ?
Il faut assumer politiquement le fait que la Sécurité sociale relève désormais de la démocratie parlementaire. Il ne devrait pas exister de différence entre la loi de financement de la Sécurité sociale et la loi de finances de l’État.
Comment allez-vous mener votre mission ?
Nous allons auditionner les acteurs publics qui participent à la gouvernance : administration centrale, administration sociale, administration locale (élus et fonctionnaires territoriaux). L’idée est de comprendre comment le segment de pouvoir qu’ils exercent s’emboîte avec le segment suivant.
Allez-vous “entrer” à l’intérieur du bloc territorial ?
Probablement n’aurons-nous pas le temps. Ce que nous pourrons faire, en revanche, c’est proposer aux collectivités d’être leur greffier si elles ont des propositions à formuler pour améliorer les relations entre elles. Nous les y inciterons vivement.
Les collectivités ont du mal à s’entendre…
Les mailles territorialisées telles qu’elles ont été imaginées voilà deux siècles, à une époque où l’unité de temps était fixée en fonction du pas du cheval, ont été maintenues. Il faudrait changer tout cela. À terme, c’est probablement le zonage de sécurité qui finira par s’imposer au niveau régional, à l’intérieur duquel il sera nécessaire de renforcer la subsidiarité.
Allez-vous vous rapprocher de la Modernisation de l’action publique (MAP), qui ambitionne également d’embrasser toute la dépense publique ?
La MAP est un exercice indispensable et incontournable qui n’est en rien gênant pour notre mission. C’est une réorganisation conçue par les administrations. De notre côté, nous allons impulser une réorganisation du point de vue du corps politique. Il faudra rapprocher nos deux analyses pour étudier leur compatibilité.
Après avoir tourné politiquement la page de la RGPP, le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique semble se réorienter vers une mission davantage budgétaire, c’est-à-dire consistant à traquer les économies. Est-ce votre sentiment ?
Il faut un temps de réadaptation lorsque l’on a été dans l’opposition et que l’on accède au pouvoir. Sur la dépense publique, le monde entier sait que nous sommes au maximum, donc ce n’est pas la peine de chercher midi à 14 heures. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi le gouvernement ne parle pas davantage de “stabilisation” de la dépense publique, qui représente un effort déjà considérable. Cela lui éviterait d’évoquer des coupes ou des suppressions… Par ailleurs, l’action publique est un vaste réseau au sein duquel il faut rationaliser efficacement. J’ai l’impression que l’on essaye aujourd’hui, en quelque sorte, de déshabiller le front office de la France pour garder le back office, c’est-à-dire de renforcer les pouvoirs régionaux de l’État, le faux-nez de l’administration centrale.
Vous proposerez des “outils” pour mieux articuler les politiques publiques. Quels seront-ils ?
Nous proposerons, notamment, une réflexion sur les outils comptables. Aujourd’hui, la comptabilité de l’État n’est pas celle de la Sécurité sociale ni celle des collectivités. Au total, les acteurs publics disposent de quatre comptabilités, c’est-à-dire quatre référentiels comptables. Il existe une autre catégorie, la comptabilité nationale, la “maastrichtienne”, qui traite de la même manière l’ensemble de la dépense publique.
Elle n’est pas totalement au point en France…
Les administrations françaises sont hostiles à la comptabilité nationale parce qu’elles considèrent qu’elle représente la fin de leur indépendance. L’État, la Sécurité sociale et les collectivités maintiennent des “murs de Berlin” entre elles pour préserver leur pré-carré. La comptabilité nationale ferait sauter ces murs.
Vous évoquiez la nécessaire responsabilisation des acteurs publics. Ne faudrait-il pas étendre la Lolf (loi organique relative aux lois de finances) aux collectivités et à la Sécurité sociale ?
Il faut en effet responsabiliser les gestionnaires en instaurant des plafonds et non plus des objectifs. Mais dans les collectivités comme à la Sécurité sociale, les réticences semblent nombreuses. C’est très regrettable. Je suis partisan d’une loi de financement des collectivités locales et d’une autre qui consolide l’ensemble selon le périmètre de Maastricht.
Pourquoi pensez-vous avoir été retenu, avec Martin Malvy, pour mener cette mission hautement sensible ?
Il était sans doute préférable de retenir des élus représentant des échelons territoriaux différents. Président de conseil régional, Martin Malvy est par ailleurs président de l’Association des petites villes de France et, comme moi, ancien ministre du Budget. Nous nous connaissons, nous nous apprécions et nous avons toute confiance réciproque.