"Jean Lecanuet, c'était une pensée, une conviction et des idées."

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François Bayrou commémorait vendredi, à Rouen, les vingt ans de la mort de Jean Lecanuet. L'occasion de rappeler "le courage" et "l'intelligence" de cet homme, qui est aujourd'hui reconnu par tous comme une grande figure de la politique française.

Vous avez commencé votre carrière politique sous l'aile de Jean Lecanuet ? 
François Bayrou - C’est absolument vrai. J’ai fait mes premiers pas sous son aile, en tout cas sous sa protection et sous son amitié. Avec une grande différence d’âge entre nous : j’étais très jeune, il était déjà un homme mûr, nous avions près de trente ans d'écart. C’est un homme que j’aimais beaucoup, comme politique et comme homme. C’était quelqu’un de très intelligent, de très brillant, major de l’agrégation de philosophie, ayant fait de la résistance comme jeune homme. Il avait une très belle culture et un fantastique don oratoire, les salles étaient enthousiasmées quand il parlait. Il appartenait à cette génération, comme Mitterrand, qui a eu beaucoup de mal avec la télévision. Ils étaient habitués à de grandes salles, à des micros. En arriver au ton d’intimité de la télévision était très difficile pour eux. 

Comment le définiriez-vous ? 
Jean Lecanuet était une pensée, une conviction et des idées, dont deux évidemment fortes. Premièrement, qu'il faut un centre dans un pays si nous voulons qu’il avance, et pas seulement l’affrontement de la droite et de la gauche. Deuxièmement, qu'il faut que l’Europe existe si nous voulons que la France s'en sorte. Et il y avait une troisième chose, qui était vraiment très importante pour lui, c’était Rouen. Il m’a fait visiter Rouen à pied et il en était fier. C’était un enfant de Rouen, issu d'une famille de petits commerçants. Il s'était élevé par l’école, avec des rencontres à la fois formidables et troublantes. Simone de Beauvoir par exemple, qu'il eut comme professeur de philosophie. Pour lui, tout cela était très important. 

Comment a évolué votre relation au fil du temps ? 
J’avais la chance d’être son ami, qu’il me regarde comme un ami et qu’il me confie quelque chose qu’il n’a jamais confié à personne : il m’a pris comme plume. C’était quelque chose d’assez drôle à l’époque. J’étais la plume de Jean Lecanuet et de Raymond Barre, pendant que Laurent Fabius était la plume de François Mitterrand et pendant qu'Alain Juppé était la plume de Jacques Chirac. C'était drôle. Peut-être que ça se fait moins dans les générations actuelles, d’avoir ainsi quelqu’un à qui l’on peut confier l’expression de ce que l'on pense, quelqu'un d'à peu près capable qui s’efforce de traduire ce que pense celui qu’il sert. 

Il aurait dit "J’aurais aimé avoir un fils comme vous"... ? 
"Comme toi", il disait. Il me tutoyait et je le vouvoyais, mais il m’a dit ça dix fois bien sûr. Il y avait un côté un peu paternel et filial entre lui et moi. C’est la différence d’âge et puis c’est d’autres choses. Nous étions agrégés tous les deux, venant de milieux modestes tous les deux, avec ce grand désir de conquête, car il avait un grand désir de conquête. Il aimait exercer tous les mandats à la fois. Il était maire, président du Conseil Général, président du Conseil Régional, sénateur et député européen. Et d’autres que j’oublie. Et président d’un mouvement politique. Il aimait ça, mais nous voyons bien à quoi ça correspondait : un désir de revanche, un sentiment que les milieux d'où nous venions n’étaient pas des milieux respectés comme ils auraient dû l’être. C’était très sensible chez lui. Et son caractère un peu ombrageux par moment, c’est de là qu'il venait. Il n’était pas perméable à l’influence des grands de ce monde, il avait toujours une petite distance, à cause du milieu d'où il venait. C’était un grand esprit. C’était une vision politique construite, et ce n’était pas quelqu’un de facilement heureux. Cela me frappait quand j’avais vingt ans. Souvent, il donnait l’impression ou il disait que la vie était dure... 

Ce devait être impressionnant, quand on est jeune, d’avoir face à soi ce résistant. 
J’avais beaucoup d’admiration. À vingt ans, j’avais d'ailleurs de l’admiration à revendre. J’avais besoin d’admirer, de reconnaitre. Ce n’était pas rien, alors qu’on a à peine plus de vingt ans, d’avoir les figures majeures de la vie politique française dans son intimité. C’était vrai avec lui et c’était vrai avec Barre. Et avec Giscard. Toute cette ligne politique. Mais il y avait quelque chose qui permettait de ne pas être impressionné : c'est que nous étions très proches, par nos études, par l'agrégation, par le goût littéraire. Un des premiers travaux que j’ai fait pour lui, fut de préparer l’émission de Pivot sur Flaubert. Je me suis tapé toute la lecture du Flaubert de Sartre. Et croyez moi, quand je dis "se taper", c'est que cela fait six ou sept cent pages... Nous avions une proximité intellectuelle et affective, une même sensibilité. Tout cela faisait qu’il avait pour moi une espèce d’indulgente affection. Et il me protégeait. 

Une indulgence, une affection, que peut avoir un père... 
Oui, il y avait quelque chose de cela. Il y avait quelque chose, en tout cas, de grand frère. Il reconnaissait quelque chose en moi. C’était rare, parce que c’était un homme facilement blessé. 

Quand vous dites que c’était un homme blessé, nous avons l'impression que des images vous reviennent. 
Oui. Mais ça appartient à des heures et des heures de dîners, de pots pris ensemble… Par exemple à Strasbourg. Il m’avait recommandé à Pierre Pfimlin, qui était Président du Parlement européen, pour que je sois son jeune conseiller. Tous les trois, nous avons passé des heures à prendre des pots, à dîner ensemble, avec parfois - ceux qui l’ont rencontré se souviendront - de grands rires tonitruants et ses doutes qu’il exprimait. Il a traversé de véritables déserts et tempêtes politiques. Il a été détesté par toute une partie de la France de droite et mal vu par celle de gauche. C’était une blessure pour lui. Je pense qu’il avait au fond de lui le sentiment de ne pas avoir pu donner à plein ce qu’il était. Mais bon, il avait choisi son chemin, ou la vie avait choisi pour lui... 

Quand vous l’accompagniez dans les rues de Rouen, sa ville, est-ce que vous avez un souvenir ? 
J’en ai mille ! Mais le souvenir le plus extraordinaire, c’est devant la Croix de Jeanne d’Arc, à l’emplacement du bûcher. Il me dit : "Ça, tu vois, c’est moi qui l'ai fait. Je ne suis sans doute pas un grand chrétien, mais j’ai bâti ça". Il y avait toujours ce sentiment ambigu : de la difficulté à vivre et, en même temps, du geste que l'on pose et qui est comme de la revanche. C’était une revanche pour lui et pour Jeanne d’Arc, parce que vous voyez bien qu’elle aussi était une petite venue de milieux qui n’étaient pas reconnus, qu’elle avait mené la bataille et qu’elle avait perdu au bout du compte, naturellement. Il avait cette conscience inquiète, justifiée au centre, qu'il est dur de gagner des batailles. Mais il aimait sa ville comme un enfant qui enfin se retrouve. Ça n’avait pas été facile d'en devenir Maire, il avait fallu beaucoup de circonvolutions. Il me disait souvent : "Viens avec moi, tu seras maire de Rouen  après moi". Je lui répondais : "Si jamais je vous disais oui, vous ne me regarderiez plus jamais de la même manière". Et ça aurait été vrai. Il se trouve qu’il était de Rouen, que j’étais des Pyrénées, et que ni l’un ni l’autre nous ne renions notre histoire. 

En tous les cas, à Rouen, il a été reconnu… 
Tard ! Il a été reconnu à Rouen tard, il a fallu un long chemin. Mais, encore une fois, l’amour qu’il avait pour sa ville, pour ses murs, ses pierres, ses couleurs, son ciel… c’était une affaire charnelle. J’ai rarement vu quelqu’un aimer une ville autant. Avec un peu d’imagination romanesque, je voyais l’enfant qu’il avait été, je voyais l’étudiant qu’il avait été dans la ville qu’il parcourait avec moi...

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