Dialogue avec Jean-Christophe Rufin

Découvrez le dialogue entre Jean-Christophe Rufin et François Bayrou à l'Université du Mouvement Démocrate.

2ème partie du dialogue à consulter ici.

  

 

François Bayrou. - Tout le monde connaît Jean-Christophe Rufin, l'écrivain et tout le monde le lit, car il est très rare d'avoir un écrivain qui vend 200 000 exemplaires de ses livres, quel que soit le livre et quel que soit l'éditeur.

Il y avait un petit éditeur en montagne, Jean-Christophe Rufin lui a confié un manuscrit et le jackpot lui est tombé sur la tête ! C’est ce livre fameux Sur les Chemins de Compostelle qui est un livre pour beaucoup d’entre nous précieux. Mais, nous, nous connaissons, Jean-Christophe, depuis beaucoup plus longtemps.

Nous avons partagé des enthousiasmes, des émotions, des amitiés qui sont précieux, toutes et tous.

Jean-Christophe Rufin est un homme qui a plusieurs vies, et ce n'est pas fini. Il a été médecin et médecin, un des premiers, dans ce que l’on appelle aujourd’hui les ONG, c’est-à-dire dans les pays qui sont dans la crise, dans la guerre, dans la misère, dans la difficulté sanitaire. Il a été un de ceux-là qui ont créé ces french doctorscomme l'on a dit et probablement l’un des plus reconnus dans ce milieu-là.

Puis il a été écrivain, écrivain à succès, académicien, ambassadeur de France au Sénégal. C'est aujourd'hui plutôt vers l'Est de l'Europe qu'il dirige ses feux pour essayer de comprendre ce qui se joue là-bas et qui est tellement pour nous.

Il m’a dit : Mais je ne vais être tout seul à la tribune ?

Je me suis demandé qui pouvait réaliser cet entretien avec lui. Je me suis dit qu’au fond ce ne serait pas si mal que je le fasse moi-même.

Je suis très heureux que vous accueillez Jean-Christophe Rufin.

Applaudissements…

Il a toujours été aux franges de la politique, il a failli à plusieurs reprises basculer du bon côté ! Et je n’ai pas dit qu’il ne le ferait pas dans le futur.

Jean-Christophe, quand tu regardes le monde aujourd'hui, au fond, tu le regardes avec un triple regard, un regard civique, quelqu'un très intéressé par ce qui se passe dans nos sociétés et dans les relations entre les sociétés et le pouvoir, regard civique aussi parce que tu es un citoyen engagé et ce citoyen engagé a suivi de près les relations de la France avec d'autres grandes parties du monde et spécialement de l'Afrique, ce qui n'est pas un petit sujet donc les phénomènes migratoires. Premier regard.

Deuxième regard, le regard d'un homme de culture, le regard d'un grand écrivain français. Tu as été longtemps le benjamin de l'Académie française, ce sont des choses qui passent et donc je n'ai pas dit que tu en serais le doyen un jour, mais tu es en tout cas un homme de cet univers de la culture et, enfin, tu as cette expérience d'avoir représenté la France.

Alors, comment vois-tu, toi, la France aujourd'hui ?

 

Jean-Christophe RUFIN. - Merci pour ces éloges que je ne mérite pas et merci à tous d'être là par un beau temps comme cela dont vous vous privez. En tout cas, je suis toujours heureux de revenir à Guidel pour ces universités de rentrée car, comme l’a dit François, je fais partie des compagnons de route en tout cas de François en particulier et du Modem plus précisément depuis des années, pratiquement depuis toujours, sans en effet avoir franchi le pas de l'élection pour des raisons qui tiennent peut-être à une certaine crainte de perdre ma liberté, ce qui est peut-être dommage. Mais c'est vrai que le fait d'écrire, et notamment d’écrire des romans, nécessite d'avoir une grande liberté, pas seulement de temps, mais d'esprit et que la vie publique, vous êtes un certain nombre ici à avoir des responsabilités dans la vie publique à divers degrés, évidemment à la fois apporte beaucoup de choses, beaucoup d'expériences et en même temps évidemment vous prive, enfin prive quiconque d'une liberté à laquelle je tiens beaucoup car je l'ai acquise chèrement.

J'ai commencé avec un métier, la médecine que tu as bien voulu rappeler, qui est un métier très prenant et j'ai dû me battre pour pouvoir vivre de ma plume, c’est-à-dire au fond de l'imaginaire, ce qui est évidemment toujours un défi et on est assez peu nombreux en France à pouvoir vivre de cela et préserver cette liberté au quotidien.

Quand tu m'as fait l'honneur de m'inviter cette année, je t'ai posé la question de savoir de quoi tu voulais que je parle et tu m'as dit : Cela n'a pas d'importance.

Comme je te connais bien, je ne me suis pas affolé et je me suis dit qu'en effet les sujets ne manqueraient pas.

Cela dit, comment je vois la France ? C'est un sujet, permets-moi de le dire, un peu vaste quand même.

 

François BAYROU. - Ce n'est qu'un début. Après, on va élargir !

 

Jean-Christophe RUFIN. - Si tu veux bien, peut-être que pour hiérarchiser un peu les choses, comme il s'agit d'un dialogue avec vous, avec toi, l'idée n'est pas de faire un cours ex cathedra que je ne serais d’ailleurs pas capable de faire, mais de pointer un certain nombre de sujets de préoccupations.

Aujourd'hui, tu l'as mentionné, il y en a un particulièrement pour moi qui cadre pratiquement tous les autres, la question européenne évidemment tourne autour de cela, mais la question aussi en France, c'est la question des migrations internationales qui est quand même un sujet absolument central, même si tout est fait pour le mettre un peu sous le tapis car, finalement, que ce soit dans les médias, que ce soit pour les politiques, on n'aime pas trop véritablement affronter ce sujet directement et il est, au fond, toujours pris par de petits bouts.

Or, je pense que l'on est vraiment au cœur de ce qui fait en ce moment, non pas seulement l'actualité, mais le socle même de cette actualité, c'est-à-dire qui définit les rapports de force internationaux et qui définit au fond les fractures, les craquements, les divergences qui peuvent se faire jour en Europe.

C'est vraiment autour de cela que je voudrais peut-être dire pour commencer quelques mots.

Sur cette question migratoire, il y a une chose que je voudrais souligner d'abord, c'est qu'il s'agit d'une crise. Les mots sont importants.

Pourquoi est-ce important de le rappeler ? Qui dit crise, dit phénomène passager. Je dis cela car s'installe en ce moment l'idée - notamment à travers le livre de Stephen Smith qui influence beaucoup notre Président de la république qui s'appelle La ruée vers l'Europe, je ne sais pas si vous avez lu ce livre - qu'il y aurait une sorte de permanence du phénomène migratoire et qu'en quelque sorte ce serait une poussée régulière, permanente, incontrôlable et au fond contre laquelle on ne pourrait rien.

Si je rappelle qu'il s'agit d'une crise, c'est parce qu'on en a connu d'autres. J'ai le souvenir, on prend de l'âge et je commence à avoir vu reculer les glaciers, mais je ne remonte pas si loin et j'ai quand même vu deux crises migratoires importantes : j'en ai connu une quand j'étais ambassadeur au Sénégal, c'était la crise des pirogues ; les pirogues qui partaient de la côte ouest de l'Afrique pour aller vers les Canaris, je ne sais pas si vous vous souvenez de cet épisode qui a été pour les Espagnols un épisode extrêmement important et face auquel ils se sont trouvés très démunis et, un peu avant, dans les années quatre-vingt-dix, une crise qui était l’exode des Albanais en la Méditerranée vers l’Italie.

Deux épisodes de crise.

Ces crises ont été surmontées. Je ne suis pas là pour tenir un discours lénifiant en disant : tout va s'arranger, ce n’est rien du tout, etc.

Ce vers ce quoi je voudrais conduire la discussion, c'est vers la reconnaissance du fait que l'on ne peut pas lire les phénomènes migratoires, on ne peut pas les comprendre uniquement à partir d'un gradient démographique. Ce n'est pas comme cela que cela fonctionne.

Bien sûr l'Afrique est très peuplée, bien sûr vous avez un certain nombre de pays, je pense en particulier au Niger où les taux de fécondité restent extrêmement élevés, plus de 7 enfants par femme, bien sûr. Pourtant, la migration n'est pas automatique, elle n'est pas régulière.

La migration, c'est un phénomène complexe. Il est lié à une poussée démographique, des difficultés économiques, à un manque de perspectives, mais cela ne suffit pas.

Pour que les gens partent, il faut autre chose et, l'autre chose que l'on a vécue ces derniers mois, c'est la guerre en Syrie en ce qui concerne la migration balkanique dans les régions balkanique et grecque et, préalablement, l'effondrement de l'État libyen qui a créé un véritable trou dans l'architecture étatique de la rive sud de la Méditerranée et qui a produit ses effets aussi bien pour déstabiliser le Sahel par tous les phénomènes qui ont procédé de l'éclatement de l'État libyen, pour déstabiliser la Tunisie avec des phénomènes terroristes vers la Tunisie ou vers l'Égypte, plus à l'Est et maintenant vers le nord de la Méditerranée avec les trafics qui passent.

Autrement dit, la migration, c'est un phénomène organisé, pour moi. Ce n'est pas seulement un phénomène spontané. C’est très important de le comprendre.

 

François BAYROU. - Organisé ? Tu veux parler des passeurs, des réseaux ?

 

Jean-Christophe RUFIN. - Il est vraiment très rare qu'une personne seule puisse traverser les espaces sahariens et survivre et arriver jusqu'en Europe. C'est très difficile.

En réalité, ce sont des routes organisées avec des systèmes qui sont d'ailleurs assez sophistiqués, avec plusieurs intervenants, plusieurs opérateurs. Vous avez par exemple des groupes djihadistes qui vont tenir certaines zones du Sahara, qui vont faire payer des sortes de péage à des maffias qui font traverser les populations de ces zones ; vous avez des relais au niveau des côtes en particulier libyennes, à certains endroits des côtes libyennes, qui sont tenues par des groupes directement maffieux, qui sont souvent engagés d'ailleurs dans d'autres activités, soit politiques soit financières et qui permettent de traverser.

Pourquoi j'insiste là-dessus ? C'est parce qu'il me semble qu'une partie de la réponse à cette crise migratoire est là, c'est-à-dire qu’elle est dans le fait de viser d'abord ces organisations de traite, car ce sont de véritables organisations de traite des êtres humains qui se sont mises en place sur plusieurs années avec des maffias que l'on connaît, la mafia nigériane en particulier très équipée notamment dans le domaine informatique, c'est eux qui sont impliqués dans pas mal d'escroqueries informatiques, etc., les groupes djihadistes sahariens, etc.

C'est très important de cibler cela. Car la réponse que l'on entend tout le temps, qui consiste à dire : la solution à la migration, c'est le développement de l'Afrique, c'est une réponse fausse. Je ne dis pas qu'il ne faut pas développer l'Afrique, au contraire, évidemment qu'à long terme c'est évidemment la solution, c'est évidemment une nécessité, c'est évidemment là que les problèmes essentiels se posent et de toute façon la migration ne résoudra jamais le problème des sociétés africaines. Mais c'est un projet à long terme, à très long terme. Le développement des pays d'Afrique, dans un premier temps, non seulement ne résout pas le problème de la migration, mais d'une certaine manière on pourrait dire l’aggrave.

Quand vous êtes éduqués, quand vous avez fait des études, quand vous avez amassé un certain pécule, ce sont ces populations-là qui vont migrer le plus facilement.

Bien sûr qu'il y a une nécessité évidente de faire porter, sans doute beaucoup plus qu'on ne le fait en ce moment, un effort de développement sur l'Afrique, mais ce sont des phénomènes différents, j'allais dire découplés de l'urgence qui est celle de la migration immédiate.

La migration immédiate par masse entière, elle est d'une nature différente et elle requiert des solutions différentes, des solutions de plusieurs natures, on pourrait en parler, mais qui ne sont pas à vue à 30 ans, à 50 ans, elles sont à vue d’aujourd'hui. Les gens qui se noient en Méditerranée, c'est aujourd'hui que cela se passe.

C'était la première chose que je voulais dire puisque, comme je n'ai pas de sujet, je raconte n'importe quoi.

 

François BAYROU. -Non, non, c'était exactement le sujet, mais je voulais y arriver par le biais France Europe, Migration, Société etc. Car c'est évidemment une très grande inquiétude.

Tu dis : Il faut des solutions d'immédiat.

Est-ce que ces solutions peuvent être d'ordre public, militaire ? Est-ce qu’on peut intervenir, avoir des garde-côtes qui saisissent les rafiots, qui les coulent et poursuivre avec tous les moyens que seule l'Europe peut se donner, car que la France ne peut pas se donner à elle-même le moyen de poursuivre ces réseaux, par exemple Rutelli que nous avons tout à l'heure entendu avait proposé que l'on classe la traite des êtres humains organisée comme crime contre l'humanité de manière à pouvoir nourrir des poursuites internationales.

Est-ce qu’on peut bâtir une sorte de force de sécurité européenne qui irait poursuivre les mafieux sur leur terrain, c'est-à-dire la violence et l'insécurité ?

 

Jean-Christophe RUFIN. - Si l’on parle non pas des questions à long terme de développement, etc. mais de la réponse d'urgence face à cette crise migratoire, il y a trois types de nécessités immédiates qui ne sont pas d'ailleurs hiérarchisables, les trois sont nécessaires en même temps.

Il y a évidemment la question de l'accueil et de l'intégration de ceux qui sont déjà là. Cela, c'est évidemment un problème central. Là, bien évidemment, on a affaire à quelque chose qui est de l'ordre de la politique sociale, de la politique liée à l'action publique ou privée des ONG, etc.

Les gens qui campent sous le métro Stalingrad, c'est un des aspects du problème, évidemment, ils sont là.

Deuxième aspect : la question de la sauvegarde de ceux qui traversent.

 

François BAYROU. -Tu as une idée ou un sentiment de ce que l'on pourrait faire pour cette première population-là ?

 

Jean-Christophe RUFIN.- Tout dépend du flux.

 

François BAYROU. -Moi, j'ai une idée, mais je continuerai après.

 

Jean-Christophe RUFIN. - Si le flux est maîtrisé, s'il y a un certain contrôle des arrivées, je pense que l'on est tout à fait à même de porter un effort très en profondeur pour intégrer les gens qui sont là aujourd'hui.

C'est beaucoup plus difficile si les vannes sont grandes ouvertes. Là, il y a un vrai problème de moyens, et c'est une des difficultés. Aujourd'hui, justement, rien ne s'arrête et par conséquent il y a cette espèce de jeu de chat et de souris avec les campements qui se reforment à Calais ou maintenant à Paris ou dans les grandes villes.

Quelle est ta solution ?

 

François BAYROU. -J'ai juste une idée ou en tout cas une certitude, l'État central est incapable de résoudre cette question. Cela ne peut se faire, me semble-t-il, pour le nombre acceptable on va dire, quelques milliers identifiés, peut-être un peu plus, que si l’on confie aux collectivités locales la responsabilité de cette intégration.

Moi, je sais, dans une ville comme Pau, intégrer quelques dizaines de personnes, à condition qu’on me laisse libre du logement, par exemple qu’on me laisse libre de ne pas déférer à l’injonction de les mettre tous au même endroit, de créer comme on vient de faire dans les hôtels des 120 jeunes hommes complètement coupés de leurs racines culturelles. Moi, si je peux faire des appartements de 4 ou 5, surtout s’il y a plusieurs appartements et si je mets une ou deux personnes en charge de surveiller, de mettre un peu d’ordre, de vérifier que tout le monde est à peu près dans les clous. Je peux le faire si on me donne des contrats de travail temporaire.

Avoir des dizaines ou centaines de personnes dans la même ville à qui il est interdit de gagner sa vie, évidemment, vous entrez dans de grandes difficultés. Je peux le faire si j’ai la capacité de leur apprendre la langue française et Dieu sait qu’il y a beaucoup de gens qui peuvent participer à cela. Mais l’idée que c’est l’État tout seul à Paris qui dispache en France en ayant acheté tous les hôtels Formule 1 du pays, c’est à mon sens une vision complètement jacobine et qui ira vers l’impuissance.

En tout cas, moi, c’est la seule chose que je vois. Il y a, ici, des membres du gouvernement qui ont été des élues locales très brillantes, je suis à peu près certains qu’elles peuvent partager ce sentiment-là.

Mais, ce n’est pas ce que l’on est en train de faire. C’est pourquoi je trouve que cette question de l’intégration est assez mal partie et il me semble que l’on va aller très vite vers des impasses comme Stalingrad ou les 500 qui campaient au centre de Nantes.

 

Jean-Christophe RUFIN.- Tu as d’autant plus raison que la gestion nationale est un trompe-l’œil car cela cache un certain nombre de réalités. Je prends un exemple très concret : les Allemands continuent de dire, pour le meilleur et pour le pire car certains trouvent cela formidable, d’autres au contraire lui en font le reproche, que Angela Merkel a accepté un million de personnes en 2015.

C’est faux. Les Allemands ont accepté un million de personnes, mais dans le traitement des dossiers, 500 000 ont été déboutés et se sont retrouvés, pour la plupart, ailleurs, c’est-à-dire essentiellement en France.

Autrement dit, c’est un peu la double peine pour la France dans la mesure où on continue à nous reprocher une attitude égoïste par rapport à une Allemagne qui aurait été supposément très généreuse, alors que, dans les faits, l’Allemagne a fait une gestion fédérale qui n’est rien d’autre que de l’immigration choisie. Ils ont pris, notamment des Syriens, vous savez que les Syriens ont toujours eu, à tort ou à raison, c’est un stéréotype, un préjugé très positif ; on disait : Les Syriens, c’est un peu les Portugais du Moyen-Orient, des gens qui travaillent bien, qui s’intègrent bien, etc., ils ont choisi un certain nombre de gens qu’ils ont accepté et ils ont débouté les autres.

Évidemment, le tour de passe-passe est une sorte d’escroquerie internationale pour nous. En effet, la gestion nationale est, de ce point de vue, tu as raison… De toute façon, en dernière analyse, ce sont les collectivités locales qui sont responsables. Mais, comme il y a une sorte de volonté de jeter un écran de fumée sur ces réalités, on ne les montre pas. Les chiffres sont assez opaques et, finalement, c’est un peu au préjudice de tout le monde, d’ailleurs y compris des politiques. Je le dis devant Jacqueline Gourault. C’est vrai que la politique migratoire de ce gouvernement a été sous-traitée, si je puis dire, au ministre de l’Intérieur. C’est la pire chose qui pouvait se faire. C’est la politique du bout de la chaîne qui ne peut être qu’une politique de matraque car il faut vider les camps, etc. C’est la pire chose ;

J’avais posé cette question au Président de la République, je lui avais dit : Pourquoi ne pas avoir pris en considération, dans ce phénomène, même dans la répartition ministérielle le fait que c’est un continuum ?

Il m’a répondu : J’y ai pensé, mais finalement je ne l’ai pas fait.

D’une certaine façon, c’est ce qu’il y a de plus classique, c’est de dire : Au fond, c’est le ministre de l’Intérieur qui s’en occupe. Autrement dit, vous avez un phénomène extrêmement complet, qui est un phénomène de politique internationale, un phénomène humanitaire, etc. et on le confie à quelqu’un qui est au bout de la chaîne et qui, forcément, mène une politique puisque c’est son boulot.

Le ministre de l’Intérieur, il est en bout de chaîne. Qu’est-ce qu’il fait ? Il vide des camps, il intervient ici et là.

On revient à la question de l’intégration qu’on est loin d’avoir résolu.

 

François BAYROU. -Qu’on a posée.

Deuxième niveau.

 

Jean-Christophe RUFIN. - La deuxième question est celle de l’urgence humanitaire. Là, j’y suis sensible mais en même temps c’est très compliqué, des gens qui se noient en Méditerranée. Que fait-on face à ces personnes ?

Cela peut paraître simple. On envoie un bateau, on récupère les gens, etc. En réalité, c’est extrêmement sensible aussi cette histoire car, dès que vous envoyez un bateau, vous avez les maffias qui le savent, qui à ce moment-là mettent des embarcations à l'eau le jour où le bateau arrive.

Ces gens-là sont d'un cynisme absolu et chaque fois que l'on essaie de limiter un peu, ils sont capables d'aller faire se noyer 200 personnes, appeler les journalistes et dire : Voilà ce qui se passe.

C'est très dangereux.

Là, les ONG sont dans une situation très compliquée car c'est leur rôle d'aller secourir les gens en mer, on ne peut pas reprocher aux ONG de faire cela, c'est leur boulot.

Simplement, on peut faire ce boulot en restant lucide.

Je me souviens, pendant la guerre froide par exemple, on allait soigner les gens dans les camps de réfugiés qui venaient à la périphérie des Khmers rouges, du Cambodge, du Mozambique ou autre, cela ne nous empêchait pas de dénoncer les régimes, l'Éthiopie qui affamait sa population ou les Khmers rouges, etc.

J'aimerais que les ONG aujourd'hui soient capables de faire à la fois le secours aux gens qui sont en Méditerranée, mais aussi de nous éclairer sur ces maffias qu'elles connaissent, qu'elles connaissent très bien et qu'elles ne dénoncent pas et, cela, c'est très dangereux, même pour elles car les Italiens accusent les ONG d'être au fond en quelque sorte les complices. Et, d'une certaine manière, si elles ne disent rien, elles deviennent des complices.

Cela, c'est le deuxième niveau. On ne peut pas laisser les gens se noyer, mais on ne peut pas non plus être intégré dans la chaîne du trafic. Ce n'est pas possible.

Il faut arriver à tenir le job.

Le troisième niveau, c'est en effet la question de ce qui se passe dans les pays et sur les routes de la migration.

Cela passe par un certain nombre de choses.

Premièrement, restaurer un État en Libye, je pense que le jour où l'histoire jugera l'intervention franco-anglaise en Libye, elle sera très sévère.

Je pense que l'on a été d'une légèreté incroyable, c'est-à-dire qu'il fallait en effet empêcher Kadhafi…

Empêcher un dictateur de massacrer son peuple, c'est très bien, aller jusqu'à lui faire quitter le pouvoir et le faire assassiner par les forces spéciales, c'est autre chose et c'est ce que l'on a fait, sans savoir ce que l'on mettrait à la place et avec cette grande naïveté de dire : Le dictateur n'est plus là, la démocratie arrive.

Ce n'est évidemment pas comme cela que cela se passe.

Aujourd'hui, il faut recoudre patiemment et c'est très compliqué.

C'est très facile de détruire un état, depuis l'Autriche, Hongrie, on le sait c'est très facile, mais c'est très long et très difficile d'en reconstruire un et cela ne peut se faire que de l’intérieur et avec beaucoup de difficultés. Mais c'est un peu ce qui est en train de se faire quand même.

Là, on a un véritable enjeu de souveraineté. Il faut reconstruire, et si possible bien, il ne s'agit pas d'aller reconstruire une dictature, mais il faut reconstruire quelque chose qui soit un État qui fonctionne et pour le bien des populations, à la fois des migrants mais aussi même des populations libyennes. Je ne pense pas que les Libyens vivent mieux aujourd'hui qu'il y a 15 ans.

Cela, c'est un enjeu fondamental.

J’ai écrit un article qui m'a valu pas mal d'ennuis qui s'appelaient : la fin du Bernard Henri Lévysme. Tout à l’heure il y avait un petit résumé de travail : Je n'ai jamais écrit un livre qui s'appelle « Qui est Daech ? » mais cela fait partie de ce recueil.

Pourquoi la fin de Bernard Henri Lévysme ? Et j'ai plutôt de l'amitié pour lui mais la question n'est pas là. C'est cette espèce de phase qui a duré longtemps dans notre politique étrangère où une espèce de conception très primaire de la morale nous conduisait à des aventures très chevaleresques, avec beaucoup de panache qui consistaient en effet à aller taper sur tel ou tel dictateur, mais sans savoir du tout ce que l'on ferait après.

On a produit comme cela un certain nombre de catastrophes. En Bosnie par exemple, aujourd'hui, où les choses se sont passées un peu comme cela, on a réussi un peu à solidifier les choses, mais en Bosnie et, d'ailleurs c'est formidable, je pense que, pour un certain nombre la classe politique française, cela pourrait presque être un modèle, je crois qu'il y a 350 ministres ! C'est pas mal ! Il y a des ministres fédéraux, des ministres locaux, des ministres, etc.

En gros, dès que quelqu'un l'ouvre un peu, il est ministre !

Évidemment, tout cela ne tient que par la présence de troupes internationales qui sont toujours là.

Pourquoi ? Parce qu'on a cassé quelque chose et qu'il est très difficile encore une fois de remettre quelque chose à la place.

Donc cette phase dans laquelle on a cru pouvoir intervenir partout au nom de la morale, casser des États, etc. Je crois que cela, vraiment, c'est fini. Cela ne veut pas dire qu'il faut laisser n'importe qui faire n'importe quoi, cela veut dire qu'avant de prendre la responsabilité d'aller détruire quelque chose qui existe, il faut déjà réfléchir à ce que l'on va mettre à la place et à ce qui peut arriver à la place.

En Libye, ce n'est pas le cas.

On a là tout un ensemble. Je ne parlais que de la Libye, mais il faudrait aussi parler des routes transsahariennes. On a un très grand défi sur le nord du Mali en ce moment avec les groupes terroristes qui s'y reconstituent.

Après, il y a des questions notamment autour de la lutte contre les maffias. On parlera peut-être des pays de l'Est européen tout à l'heure. On a une vraie divergence avec les pays de l'Est européen sur l'accueil des réfugiés, c'est évident. Mais sur la lutte par exemple contre les maffias, je pense que l'on pourrait trouver un terrain d'entente et établir une coopération très fructueuse.

Les maffias internationales sont très implantées dans ces pays. Récemment, en Slovaquie, il y a eu une crise gouvernementale grave qui a été liée à la découverte du fait que la Ndranghetacalabraise avait complètement infiltré cet État et que cela a produit la corruption qui était en lien avec la Ndranghetacalabraise.

Autrement dit, ces pays sont eux-mêmes menacés par l'action de ces maffias. Donc, là-dessus, on peut établir une coopération internationale.

On n'épuisera pas tous ces sujets, mais c'était juste pour essayer de mettre en perspective plusieurs étages dans l'action internationale. Évidemment, il y a la question du développement, mais à beaucoup plus long terne.

 

François BAYROU. -Est-ce que tu peux nous dire deux mots, avant que l'on ne revienne vers l'Europe, de l'idée que tu te fais d'une politique de développement qui marcherait et du rôle ou de la pratique que la France pourrait avoir de sa place dans une telle politique de développement ? Qu'est-ce que tu as vu qui marche ?

Autrement dit, toi qui as été représentant de la France en Afrique et au sein d'un glacis, le mot n'est pas adapté, de pays en développement ou ayant besoin de développement, qu'est-ce que tu as vu qui marche ?

 

Jean-Christophe RUFIN. - Le Sénégal est très particulier parce qu'il n'a pas de ressources minérales, pratiquement pas de ressources naturelles donc ce n'est pas un pays pétrolier, il y a quelques ressources minières, mais très peu.

Maintenant, il y a du pétrole depuis peu de temps, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Ce n'est jamais forcément une très bonne nouvelle quand il y a du pétrole ; c'est de l'argent, mais c’est aussi de la corruption en général qui arrive.

Ce qui est certain, c'est que la France a tenu pendant très longtemps. Pendant presque 70 ans post-décolonisation, la France est restée présente en Afrique avec une coopération qui est notre marque de fabrique, c'est-à-dire tous azimuts. C'est une coopération à la fois économique, universitaire, on faisait à la fois de l'enseignement, de la santé, une coopération militaire, des relations très vastes, peut-être trop vastes, on nous l’a parfois reproché, mais en tout cas nous avons été présents pendant toutes ces années.

Finalement, nous étions seuls à ce moment-là.

Depuis une dizaine, une quinzaine d'années, sont arrivés d'autres partenaires, évidemment les Chinois en premier plan, mais il n'y a pas que les Chinois, les Indiens, les Iraniens, un peu les Américains, mais pas tant que cela, les Anglais. Beaucoup de gens s'intéressent aujourd'hui à l'Afrique et, nous, c'est le moment que l'on choisit, je ne dirai pas pour partir mais en tout cas pour réduire notre présence.

L'AFD (l'Agence Française de Développement) ne dispose pratiquement plus aujourd'hui de possibilités de financement autres que de prêts.

Les fonds de développement, on les a supprimés dans un souci de rentabilité ; bon, très bien, mais du coup… Voilà.

C’est un peu un paradoxe, c’est d’avoir fait tant d'effort, pris tant de risques aussi d'une certaine manière, ce n'était pas facile, pour garder ces liens avec l'Afrique et, aujourd'hui, où l'Afrique devient un sujet véritablement international, laisser le champ libre à ces nouveaux partenaires et ces nouveaux partenaires sont des prédateurs économiques.

La Chine est un prédateur économique. C'est un pays qui exploite de façon brutale sans respecter ni les considérations écologiques, ni les considérations sociales, qui exploite cyniquement, mais qui a une capacité de financement très forte et qui donc apporte de l'argent sans chercher du tout à regarder ce qui est fait, c'est-à-dire que les Chinois, avec un discours très hypocrite, expliquent qu'évidemment ils ne veulent pas faire d'ingérence et que donc quand ils donnent de l'argent, ils ne regardent pas du tout comment on le dépense.

Autrement dit, si vous le mettez dans votre poche, c'est votre problème, mais nous, on n'y regarde pas, etc.

C'est vrai que… Voilà, je pense que la France, avec cette expérience qui est la nôtre, est toujours demandée. Par exemple, il y a un pays comme à la Côte-d'Ivoire qui est sortie d'une guerre civile grave qui nous demande, qui nous attend d'une certaine façon.

Les modèles de développement, c'est une question un peu année 70, est-ce que cela doit être l'industrie ? Est-ce que cela doit être l'agriculture ?, etc. Aujourd'hui, on n'est plus tout à fait dans cette question-là, en tout cas ce n'est pas celle que j'aborderai.

J'aborde cela en termes de présence. Nous sommes en train de nous désengager de l'Afrique.

Là-dessus, je ne suis pas très confiant. Le Président de la République a fait un très beau discours à Bamako qu’il considère qu'il considère un peu comme l'alpha et l'oméga de sa position dans lequel il a rappelé un certain nombre de principes tout à fait justes, mais pour le moment qui n'est pas suivi d'effets.

Nous sommes en train de disparaître en tant que partenaires majeurs de l'Afrique et je pense qu'il y a une initiative à reprendre aujourd'hui. On nous annonce un sommet franco-africain bientôt, etc. je pense que c'est très important. Nous avons un capital de connaissances.

C'est compliqué avec l'Afrique. Bien sûr c'est compliqué, j'ai été payé pour le savoir. C'est très difficile d'être l'ancien colonisateur et de partager la vie d'aujourd'hui. On est toujours dans le « Je t'aime moi non plus ». C'est compliqué.

Mais quand même tout ce que nous partageons, même les heures pénibles, même les heures difficiles, même les drames de la colonisation, tout cela c'est une histoire commune et il ne faut pas la brader.

Je pense que cette proximité de la France avec l'Afrique, c'est quelque chose qu'il faut absolument préserver.

 

François BAYROU. -Cela, c'était migration, Afrique, sécurisation, développement, et présence de la France sur ces terres extrêmement défiées aujourd'hui par d'autres présences que tu as rappelées, pas seule mais la Chine en particulier.

C’est une partie du monde qui n'est pas d'une stabilité exemplaire. Puis, en face, nous essayons de construire une Europe qui devrait être un univers ou en tout cas un ensemble plus stable, plus sécurisant et volontaire et, dans cet ensemble, il y a, je ne voudrais pas employer de mot trop fort, un syndrome de l'Europe de l'Est.

Un syndrome de ceux qui nous ont rejoints après avoir rencontré ce que l'Union Soviétique a été pour eux, c'est-à-dire une domination et une privation de leur identité, indépendance et liberté, cela fait quand même beaucoup, et la mise en doute chez eux des principes qui sont les nôtres et même du principe de la vie en commun et des valeurs de la vie en commun.

Comme tu travailles sur ce sujet ces temps-ci pour une publication, comment vois-tu la situation de l'Europe de l'Est ?

Comme cela, on sera passé d'un ensemble tourmenté à un autre ensemble en tout cas inquiet.

 

Jean-Christophe RUFIN. - Je n'ai pas de légitimité véritablement pour parler de l’Europe de l'Est, je ne suis pas du tout un spécialiste de cette région, mais je l'aborde par le biais de la migration.

Je connais un peu leur position là-dessus et j'ai effectivement été mêlé aux guerres dans les Balkans et, par ce biais, c'est vrai que j'avais acquis une certaine expérience de cette zone, mais je n'en suis pas du tout un spécialiste.

Ce que je vois simplement en m’y intéressant d'un peu plus près en ce moment, c'est qu'effectivement il y a une perception très différente chez eux et qui est d'ailleurs très intéressante. Au fond, elle n'est pas nouvelle.

Quand vous relisez Le Monde d’Hier de Stefan Zweig par exemple, c'est un livre qui commence en rappelant comment, dans la durée d'une vie humaine, sa vie, il a vu disparaître des empires, et c'est encore pire depuis la mort de Stefan Zweig qui est mort en 42 et depuis il y a encore eu bien d'autres empires qui se sont installés théoriquement pour 1000 ans dans cette région du monde et qui ont disparu.

Donc c'est une région du monde qui a vu l'Autriche Hongrie qui était un pays stable, un empire pratiquement millénaire, qui avait sa stabilité, qui l’a vue complètement disparaître, moins sous l'effet des poussés des nationalités comme on l’a dit que, comme disait François Feschti (?) autrefois que par une sorte de volonté britannique et française de faire disparaître cet État.

Ils ont vu disparaître l'Autriche Hongrie, ils ont vu disparaître le troisième Reich, ils ont vu disparaître l'Union Soviétique qui les avait envahis et qui leur avait proposé ce que Sarthe rappelait l'horizon indépassable de ce siècle dont ils ne devaient jamais sortir. Donc ils ont vu, ces pays, des formations prétendument éternelles ou en tout cas qui étaient soit construites pour durer toujours soit qui plongeaient leurs racines dans un horizon très lointain, ils les ont vues disparaître.

C'est une expérience que nous n'avons pas eue.

Finalement, on aime bien commémorer la seconde guerre mondiale, il y a eu beaucoup de souffrances en France, mais le pays n'a pas été totalement détruit comme d'autres. Il ne s'est pas effondré. Il y a eu des villes qui ont été bombardées, des destructions, mais finalement, la France…

Il y a cette plaque au ministère de la Défense que vous avez dû visiter, à l'hôtel de Brienne, il y a le bureau du Général de Gaulle quand il s'est installé à la Libération puisque je ne sais plus quel nom portait le comité, l'espèce de gouvernement provisoire de la République, le bureau est resté là et il y a une plaque qui cite un extrait des Mémoires de guerre.

Cet extrait dit, je cite, évidemment pas au pied de la lettre parce que je ne m’en souviens pas, mais en substance : Le monde s'est déchaîné, des millions de personnes ont perdu la vie, des cités entières ont été détruites, des États ont été dévastés, des civilisations entières ont été ruinées, mais, ici, en ce bureau, rien n'a changé et la pendule fait toujours tic-tac, il ne s'est rien passé.

La France est restée, à cet endroit-là, intacte.

On a quand même en nous cette espèce d'idée d'une permanence et l'Union européenne par exemple, nos principes, nos valeurs, on les voit comme des choses très solides, très évidentes, très universelles.

Ce qui est en train de se passer, c'est tout d'un coup la confrontation de cela avec des gens qui, eux, en ont vu d'autres.

Et moi, comme médecin cela m'a rappelé une expérience. J’ai une spécialité, en neuropsychiatrie, on traite les maniaco-dépressifs, la manie, les grands maniaques, les grands mélancoliques, les gens qui ont des vraies grosses maladies très lourdes.

C'est une expérience extraordinaire. Ils vous mettent à l'épreuve de vos valeurs. Vous, vous arrivez là-dedans, vous êtes médecin donc, pour vous, la vie c'est mieux que la mort.

Vous êtes médecin, la santé c'est mieux que la maladie, etc. Personne ne vous contredit dans la vie courante. Là, oui, la vie c'est mieux que la mort.

Mais vous arrivez dans la chambre d'un mélancolique et vous lui dites : La vie c'est mieux que la mort. Il vous dit : Non, mais non, moi je préfère la mort et il vous en parle de façon très méthodique parce que, tout d'un coup, il vous fait vous rendre compte que, ce que vous pensez être une valeur absolument universelle partagée par tout le monde, c'est une valeur et que, lui, il en a une autre.

C'est exactement ce qui est en train de se passer avec une partie de l'Europe de l'Est je ne dis pas tout. Vous avez un certain nombre de gens qui sont en face de vous et qui vous opposent, pas forcément d’ailleurs d'autres valeurs, mais qui vous renvoient à l'idée que nos valeurs sont éphémères, subjectives.

Finalement, ils nous stimulent. Je trouve cela très stimulant depuis que je m'intéresse à ces sujets. Cela nous oblige à remettre tout en question.

Pourquoi on défend cela ? Pourquoi est-ce qu’on défend l'État de droit ?

C'est une évidence pour nous, mais pourquoi ?

Tout le monde n'est pas forcément d'accord avec cela. Pourquoi est-ce qu’on défend des sociétés ouvertes ? Pourquoi ?

Ils nous posent un défi et que ce défi est quelque part stimulant. Je ne dis pas que c'est une bonne nouvelle, mais je pense qu'il ne faut pas voir ce qui se passe dans ces pays de l'Est européen d'une façon trop manichéenne.

J'ai découvert il y a quelques jours quelque chose qui m'a pas mal troublé. Il y a une ministre des Affaires étrangères en Autriche aujourd'hui qui s'appelle Karin Kneissl qui s'est rendu célèbre au mois d'août parce qu'elle s'est mariée, et Poutine est venu à son mariage.

Il est arrivé incognito, c'est difficile ! Mais il est venu danser avec la mariée. Il paraît même que l'on se demandait si ce n'était pas lui qu'elle épousait parce que le mari prenait des photos… bref… je ne sais pas ! En tout cas, ils avaient l'air très proche et elle est cataloguée à l'extrême-droite. Elle fait partie, au sein de la coalition de Kunz, de la branche du FPÖ qui est la branche d'extrême-droite de la coalition actuellement au pouvoir en Autriche.

L'autre jour je me dis, mais Karin Kneissl, Karin Kneissl, c'est une de mes anciennes étudiantes.  J'ai eu cette fille comme étudiante dans un séminaire que j'ai fait il y a des années, bien avant ta naissance, dans les années quatre-vingt-dix, elle était en France, je me suis dit : Oui, c'est elle.

Je suis allé voir et j’ai dit : Oui, en effet, c'est elle. Cette fille était investie à fond dans Amnesty International, dans les ONG, vraiment pour moi c'était une fille plutôt de gauche. Elle avait fait des études à l'université hébraïque de Jérusalem alors qu’elle n'est pas juive, mais passionnée par le Moyen-Orient, elle parle arabe, elle parle hébreux et elle est cataloguée par le FPÖ.

Je vais aller la voir.

Je me suis dit : C'est quand même plus compliqué.

J’ai interviewé Orban, je suis même allé chez lui, ce sont des personnages qui sont plus complexes et qu'il ne faut pas caricaturer et dont les positions sont compliquées.

Je parlais de cela hier avec Michel Barnier qui me disait : Dans le Brexit, ils sont à fond avec nous, ils sont très Européens.

Pourquoi ? Parce que cela leur apporte quelque chose, évidemment, ils y gagnent, mais l'idée de penser qu'ils sont contre l'Europe est à mon avis fausse. Ils sont contre certains aspects de l'Union européenne.

Donc tout cela est plus compliqué et je pense que l'idée de penser qu'aujourd'hui on est au bord d'un éclatement et que le groupe de Visegrad serait un groupe destiné à faire presque ces sessions ou à faire exploser l'Europe, je pense que c'est faux et que les Anglais ne sont pas relayés du tout dans leur position au sein de ce qui se passe à l'Est.

Qu'est-ce qui fait la différence ? C'est essentiellement la question migratoire. On en revient toujours à cela.

Là, on est au cœur de l'affaire. Ce qui les distingue, c'est effectivement la question de l'identité, la question migratoire et par conséquent la question de l'État de droit.

Pour se prémunir d'une liberté de circulation, etc. ils mettent des murs, des frontières, etc.

C'est plus un défi de valeurs à l'intérieur de l'Union européenne pour moi, qu'une remise en cause radicale de l'Union.

 

François BAYROU. - C'est intéressant parce qu'on va pouvoir refermer mais le cercle.

Tu viens d'aborder à très juste titre en disant : Ils en ont vu plus que nous, je dirai le côté un peu psychanalytique de l'élaboration des sentiments et des positions des peuples. Là, il s'agit des peuples qui en effet ont vu s'écrouler les empires.

On revient à la question initiale : Comment tu vois la France dans tout cela ? Tu es un citoyen engagé, attentif, on a beaucoup partagé au cours des temps.

Comment tu vois aujourd'hui la situation de la France après la grande surprise de 2017 qui, pour nous, n'était pas une surprise, mais que personne n'avait vu venir avec cet élan d'enthousiasme qui s'est senti chez nous et ailleurs quand on nous regardait et évidemment le fait que des incidents corrosifs, péjoratifs, abrasifs, sont là.

Qu'est-ce que tu sens au fond ?

 

Jean-Christophe RUFIN. - Moi, je vois la France avec les yeux, pour revenir avec ce que je disais tout à l'heure, de Stefan Zweig, c'est-à-dire de cette conviction que tout cela est très fragile, que c'est effectivement un miracle, dans un pays où, quand même, quand on additionne tous les gens qui sont contre l'Europe, contre le libéralisme, contre la liberté d'une façon générale, si l’on additionne combien ils sont en France, il y a de quoi avoir très peur et c'est donc un miracle d'une certaine manière que soit sorti du chapeau quelqu'un, un pouvoir, un gouvernement, une majorité qui va complètement à rebours de cela. C'est un miracle.

Vraiment, je m'en félicite tous les jours, mais c'est fragile. Je le répète c'est fragile. Tout cela ne peut et ne doit être vu qu'effectivement à travers une profonde conviction de la fragilité de ces constructions politiques.

Ce n'est pas acquis, ce n'est pas gagné. Cela peut même se retourner brutalement et violemment, c'est-à-dire que, pour le moment, nous incarnons, à travers ce gouvernement, à travers ce président, une forme d'idéal dans laquelle je me reconnais et, vraiment, je trouve cela providentiel, mais on est isolé, relativement.

Cela ne veut pas dire que l'on est seul. Même dans ces pays dont je parlais tout à l'heure qui ont d'autres options au niveau de leur gouvernement, il y a toujours des gens qui croient à la liberté, à l'État de droit etc., on n'est pas seul, mais en termes de gouvernement, on est quand même assez isolé à tenir ce discours entre les Italiens, etc. on n'est plus très nombreux.

Donc, c'est fragile. Cela l'est d'autant plus que, vous savez, j'ai un autre souvenir dans ce genre aussi tiré de l’histoire de l'Europe de l'Est, c'était la Yougoslavie. Souvenez-vous, du temps de Tito, la Yougoslavie, dans tous les forums internationaux, défendait le multi culturalisme, les non-alignés, la coexistence des ethnies, des cultures, des langues, etc. etc. et c'est le pays qui s'est le plus brutalement et le plus soudainement déchiré d'un point de vue ethnique.

Ce n'est pas cela que j'annonce pour la France, je ne suis pas Mme Soleil, je n'en sais rien. Je dis simplement que ce serait une erreur et une légèreté à mon sens d'imaginer que cet événement qui a eu lieu en 2017 nous permette d'envisager l'avenir très sereinement et qu'il est là pour solde de tout compte et que c'est à jamais quelque chose d'acquis.

C'est un combat, c'est votre combat, notre combat. C'est un combat politique, un combat qui n'est ni perdu, ni gagné et, si l’on retient cette leçon tirée de la littérature et de l'histoire et qui vient en effet plutôt de l'Est, c'est un combat qui nous fait danser sur un volcan et nous fait surplomber de grands dangers, y compris chez nous avec une opinion publique qui, vers la droite comme vers la gauche, vers l'extrême-droite comme l'extrême-gauche, finalement s'éloigne quand même presque majoritairement de ces principes.

C'est le sens de votre action. C'est pour cela que je suis là et c'est pour cela que je souhaite qu'il y ait des gens qui continuent à se battre pour ces valeurs et surtout que cela fonctionne.

Il ne faut pas gâcher cette chance parce qu'on n'est pas sûr de l'avoir toujours.

 

François BAYROU.- Jean-Christophe Rufin….

Applaudissements…

 

 

 

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