Pourquoi il faut lire "Les Enfants Jéromine", le livre de chevet de François Bayrou

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Alors que le chef-d'oeuvre d'Ernst Wiechert vient d'être réédité, le maire de Pau nous explique comment ce roman aujourd'hui méconnu a changé sa vie.

Quel est votre auteur préféré ? À cette question hautement instructive, les hommes politiques aiment généralement répondre par le dernier Goncourt en date, un mentor idéologique (Jaurès pour Jean-Luc Mélenchon) ou un souvenir de lycée (Victor Hugo pour Marine Le Pen). Certains, énarques décomplexés, assument d'ailleurs de ne plus lire aucun roman (François Hollande). Mais en matière de livre de chevet, François Bayrou détonne : depuis des années, il n'a cessé de susciter la surprise et la gêne des journalistes en citant Les Enfants Jéromine d'Ernst Wiechert. Saluons sa constance qui ne lui fera gagner aucune voix. Car qui connaît aujourd'hui encore ce Wiechert, classique allemand qui fut pourtant jadis l'égal d'un Thomas Mann ? Et qui lit encore son chef-d'oeuvre, Les Enfants Jéromine (1945), bouleversant roman d'éducation situé dans une Allemagne de la première partie du XXe siècle passant d'une guerre à l'autre ?

« C'est un livre que je connais par coeur. J'ai dû le lire près de 150 fois », s'enthousiasme François Bayrou. Il suffit de converser avec le Béarnais pour comprendre qu'il n'y a là aucune exagération : l'homme connaît son Wiechert sur le bout des doigts. Il parle de ce fils de garde-forestier né en 1887 en Prusse orientale et interné en 1938 à Buchenwald avant d'être contraint au silence par les nazis sous peine d'« anéantissement physique ». « Ernst Wiechert est quelqu'un qui très tôt a eu la compréhension de ce qu'est le nazisme et qui, pour ça, s'est retrouvé en camp. C'est une conscience qui n'est pas dupe, qui résiste. » Il est encore plus intarissable sur sa fresque de 1 000 pages, décrivant les personnages un par un, des parents Jéromine (« une histoire d'amour qui devient une déception réciproque ») au seigneur von Balk, aristocrate au grand coeur mais avec un faible pour les jeunes filles de sa région. « Chacun est construit sur des abîmes d'aspirations humaines, d'ambitions, de conflit avec la violence. C'est une profondeur de personnages sans pareil. Ce qui me manque dans les romans d'aujourd'hui, c'est ça. »

Laborieux mais dignes

Bayrou aime tellement ces Enfants Jéromine qu'il a un temps songé à acheter les droits à Calmann-Lévy pour en faire une série ! À défaut d'adaptation cathodique, le roman, longtemps épuisé et introuvable, vient heureusement d'être réédité au Livre de poche. Souhaitons que de nouveaux lecteurs redécouvrent Sowirog, un de ces « villages perdus » qui « s'étendent au bord des lacs et des marais de cette lointaine contrée de l'Est, avec leurs toits gris et leurs fenêtres voilées, avec d'antiques puits à potence et quelques poiriers sauvages aux talus pierreux des champs ».

Au rythme des moissons et des chorals luthériens, des noces comme des enterrements, Wiechert raconte les existences laborieuses mais dignes de ces charbonniers, forestiers et pêcheurs. « Ils ne lisaient pas de journaux et ce qui se passait dans le district ou dans le monde ne venait à leur connaissance que par la bouche de l'instituteur, qui était leur Moïse dans le désert. Il s'en était bien trouvé certains, parmi eux, que le vide de leur existence avait poussés au désespoir et qui passaient leurs journées à boire, en cachette ou sans vergogne. D'autres encore qui fermaient leurs coeurs remplis de haine et d'amertume, des misanthropes qui se dressaient, durs et froids, comme d'impitoyables juges, contre leurs enfants effarés, et qu'on ne revoyait plus lorsqu'à midi la cloche de l'école avait sonné. Cependant la plupart d'entre eux étaient remplis de la sagesse des pauvres et des solitaires, renfermés sans aigreur dans leur monde. »

Surplombant cette humble humanité, un Dieu insaisissable qui, comme dans l'Ancien Testament, fait traverser à son peuple bien des guerres, ruines et épidémies. Le roman se concentre plus particulièrement sur la famille Jéromine et ses sept enfants. L'un d'eux, Jons, fils prodigue épris de justice et qui ambitionne de « remuer le monde », va faire des études brillantes et aller dans la grande ville, mais finira par revenir auprès des siens en médecin des pauvres. Aux ambitions de conquête des empereurs du Reich comme aux idées nouvelles et à « l'intoxication » des esprits par les nazis, Wiechert oppose le bons sens séculaire des hommes de la terre qui, en dépit de leurs modestes revenus, connaissent eux le prix d'une vie.

« Remuer le monde »

Difficile, face à ce lyrisme biblique célébrant « la grandeur dans les petites gens », ce christianisme rustique, cette volonté donquichottesque de « remuer le monde », de ne pas songer que Les Enfants Jéromine sont une excellente pierre de Rosette pour déchiffrer l'homme politique Bayrou. « Vous me faites un très grand plaisir en me disant ça ! Mais il y a surtout beaucoup de mon père dans cette histoire de Jons qui choisit de rester auprès des siens, alors qu'on lui offre les chaires universitaires et les postes dans des cliniques prestigieuses. J'ai l'impression de lire le livre des miens. Quant au christianisme, c'est un christianisme d'action. Pour Jons, la prière la plus importante est de sauver les enfants. Cette dimension du spirituel s'enracine dans la vie de tous les jours et n'est pas coupée du monde, mais s'inscrit dans le combat contre les populismes et l'obscénité. »

Certes, mais n'y a-t-il pas aussi quelque chose de profondément désuet à défendre un roman tant lu dans les années 1950, mais aujourd'hui complètement passé de mode ? Protestations de l'agrégé de lettres classiques : « Je n'ai pas de doute que Les Enfants Jéromine sortiront du purgatoire. Très souvent, les grandes oeuvres connaissent un passage par l'ombre. » Et François Bayrou de citer Charles Péguy, un autre de ses auteurs fétiches, redevenu bougrement tendance. « Nous sommes désormais une fraternité d'admirateurs de Péguy, avec d'ailleurs des gens qui se détestent souvent : Finkielkraut, Julliard, Plenel... » s'amuse-t-il.

En fin de conversation, le maire de Pau nous confie les circonstances romanesques qui lui ont fait découvrir Wiechert. Il avait 17 ans et sortait du lycée Montaigne à Bordeaux pour prendre le bus puis le train avec un « copain d'hypokhâgne et de rugby ». « On avait chacun un ouvrage. Ayant fini en même temps et n'ayant plus rien à lire, on a échangé nos livres. C'est ainsi que mon camarade m'a passé La Servante du passeur de Wiechert. Et que je lui ai transmis Le Règne de la quantité et les Signes des temps de René Guénon, qui évoque la perte de sacré dans le monde moderne et plaide pour l'initiation islamique dans sa version soufiste. Eh bien, croyez-le ou non, ce garçon, bringueur et rugbyman, s'est fait soufiste, tandis que Wiechert allait devenir un auteur qui m'a suivi toute mon existence. On s'est changé mutuellement nos vies ! » Prévenons donc les nouveaux candidats désireux de s'initier à l'oeuvre de Wiechert : attention, cet écrivain « remue le monde » et pourrait bien ébranler votre vie.

 Par Thomas Mahler

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