"Même les pro-européens au coeur battant sont désormais déçus de l'Europe"

Jérôme Fourquet, de l'Institut Ifop, a dévoilé les conclusions d'une étude qualitative sur "les Français et l'Europe", à l'occasion du premier Forum du renouveau européen.

"Merci pour votre invitation. Je vais essayer de dépeindre le rapport que les Français entretiennent avec l’institution européenne. Je vais vous relater le résultat d’une enquête que nous avons réalisée à votre demande. Non pas une enquête quantitative, dont vous avez l’habitude de voir les camemberts dans les journaux avec 'x% pensent que', mais une enquête qualitative à partir de trois groupes d’une dizaine de personnes que nous avons réunies dans une salle et avec lesquelles nous avons dialogué pendant trois ou quatre heures, pour faire le point sur le rapport qu’elles entretiennent vis-à-vis de la construction européenne et leurs attentes en la matière. 

Première précision : nous avons recruté des gens plutôt pro-européens qui s’étaient manifestés pour le 'oui' par exemple en 2005. Pourquoi ce choix ? Parce que toutes les enquêtes qui ont été menées actuellement montre qu’il y a un décrochage assez fort entre l’ensemble de la population et la question européenne. Nous nous sommes dit que nous allions aller un petit peu dans le cœur de cible, pour voir dans ce cœur battant pro-européen ce qu’il en reste aujourd’hui, comment ça se passe, quelles sont les attentes et les ressentis.

Alors, premier constat, c’est que ces cibles initialement attachées à la construction européenne s’affichent aujourd'hui comme étant très déçues, avec l’idée qu’il y a un tarissement du rêve européen, une sorte de dévitalisation de cette idée. Nous les avons fait travailler de manière projective, en leur demandant : voilà la construction européenne, le projet européen ça vous fait penser à quoi ? C’est l’image d’une affiche de campagne électorale qui serait restée trop longtemps sur un mur et serait aujourd’hui délavée et dont on ne percevrait plus vraiment les couleurs, y compris dans cette cible de l’électorat plutôt attaché à la construction européenne.

Contrairement à tous leurs autres concitoyens, ça ne les réjouit pas. Ils expriment plutôt de la nostalgie face à cet idéal qui s’est un peu perdu en chemin. Ce qui nous marque de manière très concrète, c’est que quand nous faisions le même exercice il y a quelques années, on nous disait : 'L’Europe nous fait penser à Ariane, la fusée qui monte avec tous les drapeaux européens, ou ça nous fait penser à Airbus'. Aujourd’hui, tout cela n’est plus du tout spontanément évoqué y compris dans ce cœur électoral qui a porté la construction européenne. Sauf exception, ils ne se sentent pas spontanément Européens, il se définissent d’abord comme Français.

Dans l’un des trois groupes, nous avons mis l’accent exclusivement sur des jeunes. Ce qui était intéressant, c’est qu’il n’y en avait que deux ou trois qui se disaient Européens. Ces deux ou trois comme, par hasard, avaient fait Erasmus. Pour tous les autres, ce n’est pas comme cela qu'ils se définissaient spontanément. Quand nous avons essayé de creuser les marqueurs concrets qu’ils retirent de leur existence sur ce qui peut incarner l’Europe, le résultat fut des choses qui ne pèsent pas très lourd politiquement. On nous disait : 'Quand j’allais en Espagne avec mes parents on voyait qu’il n’y avait plus de barrière à la douane' ou 'Il y a quelques années déjà on a tous reçu un petit paquet avec des euros'. Ça peut paraître sympathique, mais ce n’est pas avec ça qu’on construit un projet européen.

Deuxième sentiment, c’est un sentiment de gâchis, là encore on est pas dans la cible des eurosceptiques on est dans un électorat qui était attaché historiquement et qui aujourd’hui dit voilà ça s’est perdu en route. Il y a deux grands moments pour eux, deux fractures, c’est le primat accordé selon eux à l’intégration économique au détriment d’une harmonisation sociale et d’une mise en avant de valeurs communes, un espèce de supplément d’âme européen qui les a fait vibrer à un moment et qu’ils ne retrouvent plus du tout aujourd’hui.

L’autre élément qui montre qu’il y a un sentiment de gâchis c’est l’intégration qui a été menée, à marche selon eux trop rapide rétrospectivement parlant, source de déséquilibres, de blocages, et qui pose aujourd’hui le problème de l’exercice d’une solidarité dans un ensemble très disparate.

Le troisième argument fort, qui montre cette crise c’est l’idée que l’Europe ne protège plus contrairement aux promesses. C’était, vous vous souvenez au moment de Maastricht et même après, le bouclier, l’Europe face aux crises, face aux guerres et aujourd’hui on se dit, même si l’on est plutôt pro européen de sensibilité: 'Voilà, il y a beaucoup de chômage, l’Europe n’y peut pas grand chose, elle accentue même le problème avec des usines qui partent à ses confins orientaux, la vie est chère'. Dans cette cible aussi, l’euro n’a pas bonne presse et l’immigration pose question, tout comme les problèmes que peut poser la libre circulation des personnes dans l’espace européen.

Au niveau collectif, l’idée était que l’Union fait la force et, aujourd’hui, on se dit : 'l’Europe est un nain politique, un nain économique, face aux vieilles puissances, les Etats-Unis, le Japon, mais aussi face aux émergents'. Quand nous les interrogeons sur quel secteur l’idéal européen devrait d’abord s’exprimer, on nous répond spontanément la défense et la diplomatie. Là, l’exemple qui vient tout de suite en tête, c’est l’exemple du Mali. On nous dit : 'La France y est allée seule et on souffre, nous européens de conviction, de voir que l’Europe ne peut pas parler d’une seule voix".

Dernier élément, l’idée d’une Europe figée, bloquée. Nous ne vous refaisons pas le film des institutions méconnues et opaques. Pour une minorité aussi, il y a l’idée que cette machinerie très complexe aujourd’hui, s'il y a un sens à lui trouver, serait plutôt qu’elle est au service d’une Europe de l’argent. C'est une critique qui est moins forte que dans d’autres électorats, mais qui commence à pointer. Puis, surtout en lien avec ce que j’ai dit précédemment sur l’élargissement, l’idée que nous soyons trop nombreux et que ce nombre pléthorique soit source de blocage, un système en quelque sorte autobloquant d’une machine qui se serait emballée et que nous n'arrivons plus à contrôler. Du coup l’idée est que on se rétracte plutôt sur le cadre national.

Si vous me permettez un jeu de mots pas forcément très heureux, je serais tenté de dire qu’au regard de tout cela la construction européenne aujourd’hui est face à une crise de foie, aux deux sens du terme à l'oral. La foi, parce que nous voyons que cet idéal, cette idée européenne, est en panne et que nous attendons un nouveau départ. Et une crise de foie, parce qu’on a trop abusé, l’idée est qu’on a été trop vite, trop loin et que nous n'arrivons pas aujourd’hui à digérer cette intégration et cet élargissement. C’est ce qui pose vraiment problème. Vous me direz : 'pas forcément besoin de faire une enquête pour se rendre compte de tout cela, c’est pas forcément très nouveau'. Ce qui est nouveau, c’est que ce sentiment là est partagé par le cœur de l’électorat normalement pro-européen, ce qui vous laisse imaginer ce qu’il en est pour tous les autres.

Et là où il y a une vraie nouveauté qui se fait jour, c’est qu’il y a un décrochage de plus en plus inquiétant au sein du couple franco-allemand. C’est très récent. Le couple franco-allemand est toujours perçu comme l’axe central et le moteur de la construction européenne. Pour les Français aujourd’hui, il est en panne. Pourquoi ? Parce qu’il ne marche plus, il est complétement déstabilisé. D'abord au plan économique : l’Allemagne fait des réformes, l’Allemagne a fait des efforts, elle en tire aujourd’hui les fruits et, nous, nous sommes restés à quai, voire même nous avons reculé. Cela est très fortement et douloureusement ressenti. Et puis c’est également le cas au plan politique. On nous dit que dans le couple Merkel-Sarkozy, Sarkozy arrivait à donner le change et parlait à peu près d’égal à égal, aujourd’hui ce n'est plus du tout le cas et c’est un vrai soucis pour ces cibles européennes. Ce qui a été le principe actif de la construction européenne aujourd’hui ne fonctionne plus. On nourrit certes un sentiment vis-à-vis de l’Allemagne, qui est toujours montrée en exemple dans le débat politique français, même ces cibles européennes s'en soucient. Mais elles disent surtout que, si aujourd’hui nous en sommes là, ce n'est pas de la faute des allemands. La France n’a pas fait le job et aujourd’hui nous sommes décrochés.

Autre nouveauté dans le couple franco-allemand, il y a un risque qui guette l’Europe et qui inquiète de plus en plus, c’est le risque d’éclatement entre une Europe du Nord, bonne élève, et une Europe du Sud, moins bonne élève. Là auss, cela est nettement perçu par nos cibles et pose deux graves problèmes. Le premier : quid de la solidarité européenne ? Est-ce que le Nord va continuer d’accepter de payer pour le Sud ? Nous disions que l’Allemagne pouvait parfois agacer, qu’elle a un ton et un style parfois un peu trop velléitaire, pour 'châtier', réprimander les mauvais élèves. En même temps, nous ne lui donnons pas complément tort : ces cibles pro-européennes pensent que la Grèce n’a pet-être pas fait tout ce qu’il fallait. Donc quid de cette solidarité européenne en cas d’éclatement de l'Union.

Autre question également très problématique, quid de la France dans tout cela ? Sommes-nous du bon ou du mauvais côté de la barrière ? Et est-ce que nous n'allons pas nous aussi, petit à petit, voir plus rapidement pour les plus inquiets, rejoindre le peloton des mauvais élèves ? Cela ne se posait pas il y a encore quelques années. Si nous refaisons le film en arrière, il s’est passé beaucoup de choses totalement inouïes ces dernières années et qui ont fortement marqué l’opinion, des choses qui ne semblaient pas pensables ou concevables. Je prends le cas de la Grèce. Nous avons appris à l’école qu’un pays ne pouvait jamais faire faillite, or ça peut être le cas et cela fait réfléchir. Nous nous sommes aperçus, dans la même zone, que l’on pouvait mettre à contribution les épargnants chypriotes. Est-ce que cela ne peut pas arriver chez nous ? Un sondage Ifop nous montre que 40% des Français nous disent que si la France voit la crise s’aggraver, nous arriverons aussi à de telles extrémités. Donc tous les repères sont en train d’être bouleversés. Dernier élément, toujours en Grèce, on a coupé la télé publique, du jour au lendemain. Cela aussi interpelle, les repères sont brouillés et donc l’idée que le couple franco-allemand ne fonctionne plus, que l’Europe puisse éclater en deux, hypothèse qui paraissait complément inconcevable à cet électorat acquis à la construction européenne, prend de la crédibilité.

Alors, face à cela, il y a une demande politique très forte qui s’exprime, y compris dans ces cibles européennes : c’est remettre la France à niveau, par rapport à l’Allemagne, pour qu'ensuite elle soit le moteur de ce qu’ils appellent 'une réintégration européenne'. Mais les Français pro-européens pensent d’abord en termes franco-français aujourd’hui, on peut le déplorer mais c’est comme ça, parce que 'Bruxelles' est déconnectée de leurs préoccupations quotidiennes, parce que leur préoccupation centrale c’est l’emploi et donc c’est ici et maintenant, parce que les élections européennes sont dans un an, tout cela est très loin, et parce qu’ils pensent que si l’on veut parler Europe avec eux il faut commencer par le début, leur parler de notre pays et de leurs attentes aujourd’hui. Cela veut dire placer le redressement du pays au cœur du discours sur l’Europe. Si on veut avoir l’espoir de faire bouger l’Europe pour eux, encore faut-il qu’on soit à niveau et qu’on soit en capacité d’être entendu.

Il y a deux étapes : rattrapage économique avec l’Allemagne et ensuite, là c’est plus problématique et on voit bien le divorce qui s’est installé y compris dans ces cibles plutôt pro européennes, l’idée qu’il faudrait faire une réintégration, tout reprendre à la base avec plus de solidarité. Mais ils sont réalistes et pensent donc que cela ne pourra se faire qu'avec un nombre de pays restreint, peut être les pays fondateurs. Nous en sommes là aujourd’hui, y compris dans ces cibles.

Vous voyez que le tableau est assez clair mais sombre en même temps. J’ajoute une difficulté supplémentaire, c’est que nous sommes frappés, y compris dans ce public plutôt acquis et sachant sur les questions européennes, que tout les concepts historiques sont démonétisés. Quand nous testons 'une Europe à la carte', 'une fédération d’Etats', tout cela passe très loin au dessus des têtes, n’a plus aucune prise sur la réalité et ne suscite plus aucun engouement. Donc il faut aussi, François Bayrou le rappelait aujourd’hui, toute une réflexion sur les mots qui seront employés pour définir votre projet politique. Ces mots sont très importants sous peine de passer complétement à côté de votre sujet.

Dernier élément enfin, autre écueil a éviter en plus des faux amis et des concepts un peu dépassés ou démonétisés : ne pas faire de 'sur-promesse', car le moral est dans les chaussettes. C’est ici et maintenant, la politique par la preuve. Qand on teste par exemple l’idée d’un Président de l’Union européenne élu au suffrage universel direct, spontanément dans ces cibles européennes on nous dit 'Voilà une bonne idée' et puis tout de suite dans la salle quelqu’un qui dit : 'Mais attendez, ça va être l’eurovision là, les Allemands ils vont voter pour les Allemands, les Belges pour les Belges, et on ne s’en sortira jamais'. Et donc tout de suite le réel, les difficultés, rabattent tout idéal ou tout projet quelque peu novateur, entrainant.

Il y a un chemin de crête qui est vraiment très étroit, il y a un gros travail à faire, mais je pense que c’est la condition sine qua none pour recoller les Français à l’idéal européen. Encore une fois, nous n’avons travaillé que sur les publics les moins éloignés et vous voyez qu’il y a déjà du travail !

Je vous remercie de votre attention."

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